L’école du commandement

L’école du commandement

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« La puissance de l’esprit implique une diversité qu’on ne trouve point dans la pratique exclusive du métier, pour la même raison qu’on ne s’amuse guère en famille. La véritable école du Commandement est donc la culture générale. Par elle la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences. Bref de s’élever à ce degré où les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

Vers l’armée de métier

Ce plaidoyer du commandant de Gaulle en faveur de la culture générale est sans doute un des textes les plus cités sur les qualités du chef. Vers l’armée de métier reprend trois conférences prononcées en 1927 à l’École de guerre par cet obscur capitaine de Gaulle, officier sentencieux qui avait tendance à se pousser du col. Dans la salle, des militaires qui pour la plupart dépassent l’orateur en grade, âge et expérience. Ils ne sont venus entendre cette philippique en forme de mercuriale que par l’ordre du maréchal Pétain. Le marmoréen Pétain qui justement a pris place sur l’estrade, à côté de l’orateur.

Autant dire que le propos est mal accueilli et que la faveur inouïe dont jouit ce donneur de leçons impénitent en énerve plus d’un. Charles de Gaulle possède une culture historique et littéraire très vaste. Cela est connu. C’est donc son propre portrait qu’il brosse avec complaisance et une modestie modérée en faisant l’apologie de la culture générale dans le formation du chef. Se verrait-il déjà en général en chef avant de se prendre pour la réincarnation d’Alexandre et d’Aristote en un seul personnage prodigieux ? La culture générale n’intervient-elle pas dans cette affaire que comme un simple outil de conquête du pouvoir ?

Mais la réaction que suscite ce propos s’est inversée depuis 1927. À l’époque, l’idée déplaisait peut-être, mais elle était appliquée. On choisissait plutôt des chefs cultivés, Foch a été membre de l’Académie française, Painlevé, président du Conseil, était un mathématicien éminent. Mac Mahon avait dit un jour : « J’efface du tableau d’avancement tout officier dont j’ai lu le nom sur la couverture d’un livre. » Mac Mahon – général vaincu et président de la République démissionnaire – n’était ni intelligent, ni cultivé. Il était aussi devenu le symbole de ces chefs confis en médiocrité dont on ne voulait plus. « En prison pour médiocrité », écrira plus tard Montherlant. Au contraire, aujourd’hui, le plaidoyer du commandant de Gaulle en faveur de la culture générale est souvent cité et toujours approuvé sans réserve. Pour être mieux piétiné. Où a-t-on vu en effet que les chefs étaient sélectionnés en fonction de leur culture générale ?

Mais au fait, pourquoi cette lubie en faveur de la culture générale ?

Chaque fois que l’auteur des Mémoires fait le portrait d’un homme politique – et de fait il en connut beaucoup et en croqua presque autant – il évalue la hauteur de vue, la capacité à saisir les problèmes dans leur étendue large et leur profondeur temporelle. Par exemple, entre les lignes, il dresse un portrait sévère de Roosevelt l’inculte qui soutient Vichy et espère contre toute vraisemblance maintenir le gouvernement du Maréchal après la libération. Quelques hommes politiques européens, comme le tchèque Benès, comprennent bien que si d’aventure Roosevelt parvient à écarter de Gaulle du gouvernement, ce sont les communistes qui prendront le pouvoir à Paris. Ce que Roosevelt ne peut pas souhaiter mais ne discerne pas tant il aborde les questions européennes avec la tranquille assurance de l’inculte satisfait.

Pour de Gaulle la question est claire, seule la culture générale permet de voir large et loin. L’inculte quant à lui se donne des objectifs étroits et à court terme, il les poursuit avec efficacité et compétence. Ce n’est qu’après qu’il s’aperçoit que ces objectifs étaient trop limités et ont finalement conduit à l’inverse de ce qui était poursuivi. Roosevelt, le champion de la lutte contre le totalitarisme, installe le totalitarisme communiste sur la moitié de l’Europe. Ceci parce que finalement il avait davantage confiance en Staline – dont l’idéologie communiste affichait sur la façade un humanisme de bon aloi pendant qu’on torturait dans la cave – qu’en Churchill qu’il considérait au fond comme un colonisateur indécrottable. Eleanor Roosevelt, cette grande humaniste, aimait à répéter, avec le caution de son mari, que Staline ne serait jamais aussi dangereux que Churchill. Comme quoi il ne suffit pas d’être humaniste pour avoir les cuisses propres.

Ainsi Alan Greenspan, à la tête de la FED de 1987 à 2005, lutte-t-il constamment contre les récessions qui pointent en utilisant sans hésitation l’arme monétaire. Contrairement à son prédécesseur, l’intraitable Paul Volcker, Alan Greenspan, l’homme qui murmurait à l’oreille des marchés, baisse les taux d’intérêt et laisse la masse monétaire gonfler chaque fois que s’esquisse un ralentissement économique ou une baisse des marchés boursiers.

Alan Greenspan semble donc détenir la martingale de la prospérité éternelle. Avec lui pas de chômage et les marchés montent toujours. De 1988 à 2000, les Bourses voient leurs indices multipliés par trois ou quatre. Tout le monde aime Alan Greenspan, il est la coqueluche de la presse économique. Finalement, quand la Bourse monte, tout le monde est intelligent.

Avec un peu de profondeur de champ se réalise finalement ce que les personnes cultivées savaient : cette augmentation excessive de la masse monétaire suscite un endettement lui-même excessif, d’où la crise des subprimes de 2008, d’où en 2009 la pire récession mondiale depuis la crise de 1929, d’où la crise de la dette en 2011. Ceci simplement parce qu’on a laissé jouer avec les allumettes de la finance mondiale un financier certes compétent mais apparemment incapable de penser l’économie de façon globale. Avec les prêts immobiliers comme baril de poudre et les banques qui étaient de mèche.

À cela on répondra peut-être qu’il est plus facile de discerner et d’affirmer ces causalités obscures après la crise qu’avant. Certes, mais beaucoup d’économistes l’ont fait avant. Pendant des années, la presse économique a publié beaucoup d’articles annonçant la catastrophe. Il s’en publiait si souvent qu’on ne les lisait plus tant ça devenait répétitif et lassant. C’est donc seulement plus facile à entendre après qu’avant. On ne devrait prédire que le passé.

Et puis ces gestionnaires ont l’air si compétent. D’ailleurs ils le sont. Compétents et incultes, le cocktail détonnant pour produire une catastrophe qui coûte plusieurs milliers de milliards de dollars. Un record difficile à battre. On pourrait multiplier les exemples, l’incroyable Jürgen Schrempp, le pdg de Daimler Chrysler de 1995 à 2005, qui a fait perdre plusieurs fois plusieurs milliards de dollars aux entreprises qu’il dirigeait.

Chaque fois de la même façon, en fusionnant des entreprises dans des métiers spécialisés.

Avec la paisible obstination des incultes. Il est d’ailleurs aujourd’hui libre et disponible pour ceux qui ont quelques milliards de dollars à perdre. La formule est sûre.

Non, il est difficile de soutenir que la capacité à voir large soit la qualité la plus recherchée dans les choix des dirigeants. Et il y a à cela une bonne raison qu’illustre la vie de Charles de Gaulle : les gens cultivés disposent d’une base d’élaboration de leurs idées large et imprévisible. Ils sont donc susceptibles de faire des choses inattendues et de prendre des décisions originales et partant imprévisibles. Or les organisations, les entreprises sont considérées comme des machines à réduire l’imprévisible et l’incertitude. L’imprévisibilité de N, c’est l’incertitude de N+1. On comprend que les responsables ne soient pas pressés de nommer des personnes cultivées. Roosevelt a tout fait – et plus – pour écarter de Gaulle du pouvoir. Il le considérait sûrement comme un allié peu fiable car peu prévisible. Il est de fait que ce qu’a fait le général le 18 juin 1940 était assez peu prévisible et attendu. On ne connaît pas de précédent historique sauf peut-être la décision de Jeanne d’Arc d’aller expliquer au roi de France comment bouter l’Anglais hors du royaume. Elle bouta donc sans boutade. À l’inverse, de Gaulle expliquait comment ramener les armées anglaises en France. La boutade lui était montée au nez qu’il avait péninsulaire et cyranesque.

Et ce n’était certes pas la dernière fois que le général pratiquait le contre pied général en surprenant tout son monde par une décision inattendue.

Un chef doit savoir surprendre. Et pour surprendre avec pertinence, ne vaut-il pas mieux être cultivé ?

Il reste cependant à espérer que Charles de Gaulle a tort quand il affirme que la culture générale est la seule école de commandement. Car à cette école-là, les dirigeants sont de moins en moins diplômés. Platon pensait que les philosophes devaient être rois, ce qui est bien sûr exagéré. Mais si le roi est nu, il est temps de le dire comme le fait l’enfant du conte d’Andersen.

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