Les secrets du temps

Les secrets du temps

Il faut donner pour recevoir. Ceci de façon d’autant plus évidente que l’amour en l’occurrence – si on parle mariage – donne un accès immédiat au sens. Par immédiat, j’entends qui n’a pas besoin d’être conceptualisé et médiatisé. Il n’y a pas besoin d’avoir lu Stendhal ou Spinoza pour savoir ce qu’est l’amour et pour l’éprouver. Bien entendu, si je consacre du temps à quelqu’un que j’aime, je sais bien que pendant ce temps il y a mille et une choses utiles que je pourrais faire et que je ne fais pas Et pourtant, pas une seconde je regrette ce temps-là.

J’ai emmené mes enfants à la piscine. Ah ben oui, pendant ce temps-là, je n’ai pas réparé la poignée de la porte de la salle de bain. C’est sûr. Mais peu importe puisque je sais que cela a du sens. Autrement dit, dès que j’alloue du temps à des choses dont je suis sûr qu’elles ont du sens, je ne me plains pas de manquer de temps, même si je sais qu’il y a d’autres choses utiles que je n’ai pas faites pendant ce temps-là. Ce qui me donne le soupçon qu’une personne qui se plaint de manquer de temps me dit implicitement qu’elle consacre peut-être son temps à des choses qui n’ont pas forcément de sens pour elle.

Derrière la plainte sur le temps, j’entends une interrogation sur le sens de ce que je fais. Est-ce que je fais dans ma vie ce que je dois faire ? Et remarquez que cette question n’est pas si moderne que ça puisque Sénèque, il y a deux mille ans, écrit : « À y bien regarder, l’essentiel de la vie s’écoule à mal faire, une bonne partie à ne rien faire, toute la vie à faire autre chose que ce qu’il faudrait faire. » Nous pouvons nous poser ces questions-là.

Alors, par rapport à cela, il y a un certain nombre de pièges. Premier piège, celui du savoir arrogant. Car pour que ce qui se passe donne du contenu à mon temps, il faut que cela vienne dans une zone d’ignorance. Or je peux penser dans ma vie que plus je sais, moins j’ignore. Et si plus je sais, moins j’ignore, moins le monde apportera de contenu à mon temps. Et donc ça, vous savez, c’est la personne blasée. « Ah oui mais ça on connaît. On a vu. Ah oui le temps… On connaît… J’ai vu… Circulez. » Et ces personnes peuvent avoir l’impression qu’effectivement le temps a de moins en moins de contenu et donc qu’il s’écoule de plus en plus vite. Des fois on entend dire : « Plus j’avance en âge, plus le temps s’écoule vite. » Évidemment, si je sais tout, il ne se passe rien dans le monde. Donc le temps n’a pas de contenu.

Donc ça c’est la conception du savoir arrogant, du savoir fermé. Il y a aussi une conception du savoir ouvert qui est : plus je sais, plus j’ignore. En tout cas, plus je prends conscience de mon ignorance. Plus je sais, plus j’ignore et donc plus le monde pourra enrichir mon temps, plus mon temps pourra avoir de contenu. Plus mon temps sera une fête du présent. Premier piège.

Deuxième piège : le piège de l’attention. C’est qu’effectivement, pour voir, il faut faire attention. J’ai été très frappé par le roman d’Alberto Moravia qui s’appelle L’Attention. Dans la première page, c’est l’histoire d’un homme qui rentre chez lui, du travail, et il se fait la réflexion suivante : « Mais si je faisais attention à ce qui se passe chez moi. » Donc il rentre et il décide de faire attention à sa femme et à sa fille. Et c’est le début du roman et simplement en faisant attention il va découvrir tout un tas de choses sur sa femme et sur sa fille, qui étaient sous son nez mais auxquelles il n’avait pas fait attention. Je trouve que comme construction du roman, c’est assez intéressant.

Il y a quelques années, un jour au mois de mars, j’étais parti en week-end et, le dimanche soir je rentre. Je prends ma clé, je la mets dans la serrure de la porte du jardin. Je vais traverser mon jardin, il fait vingt mètres, pour entrer dans ma maison. Vous imaginez un jardin de vingt mètres sur quinze, je le connais par cœur. Je n’ai aucune ignorance par rapport à ce jardin. Et donc ce temps sera un temps vide, le temps où je vais traverser le jardin. Et à ce moment-là, un de mes fils me prend par la main et il me dit : « Papa, je voudrais te montrer quelque chose. » Il m’emmène dans un coin du jardin et il me dit : « Tu vois cette fleur ? » Je lui dis : « Oui. » Il me dit : « Il y a deux jours, elle n’était pas comme ça. » Et il explique comment la fleur a changé au cours de ce week-end de printemps. Puis il m’emmène à un autre endroit et il me dit : « Tu vois cette plante ? – Oui. – Il y a deux jours, elle n’était pas comme ça. » Et il est en train de m’expliquer que traverser un jardin que l’on croit connaître, sur lequel on n’a pas d’ignorance, au mois de mars, ce n’est pas un temps vide, mais c’est une fête, la fête du printemps. Et tout d’un coup, je me dis : « Mais attends, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? J’ai écrit un livre sur le temps. J’ai fait des dizaines de conférences et c’est ce morveux qui va m’apprendre ce que c’est que le temps. Non mais on est où ? ». Non, je ne me dis pas ça. Je me dis : « Il est en train de t’apprendre que tu commençais à vivre comme un vieux con. C’est-à-dire à oublier qu’au mois de mars, il y a le printemps. Enfin à Paris. Et pourtant tu as été élevé à la campagne. Et pourtant tu ne cesses de le dire. Mais entre le dire et avoir l’attention, il y a encore un piège qui nous menace. » Ne pas faire attention aux situations, ne pas faire attention à l’autre. Ça vous est arrivé de venir voir quelqu’un, vous avez quelque chose d’important à lui dire, et vous avez besoin d’attention. Mais il se trouve que la personne, elle, n’est pas là, elle est déjà dans le rendez-vous suivant parce que son enjeu à elle, c’est de bien gérer son temps et d’aller vite. Mais bon, comme il n’y a pas l’attention, vous n’allez pas dire ce que vous êtes venu dire. Et donc vous allez faire perdre du temps à cette personne qui en croyant gérer bien son temps est en train de s’installer dans un mécanisme où elle perd son temps. Ça nous est tous arrivé de vivre cette situation. Et si ça nous est tous arrivé de la vivre, ça nous est sans doute tous arrivé de la faire vivre.

Quand quelqu’un vient me voir et me dit : « On a combien de temps ? », je réponds toujours : « Le temps qu’il faut pour que vous me disiez ce que vous avez à me dire. Ni plus, ni moins. » C’est déjà plus rassurant. Donc deuxième piège, l’inattention.

Troisième piège – celui-là il nous est encore plus familier – la technologie. Puisque la technologie nous envoie des informations venues de tous ces univers qu’on ne connaît pas. Donc là, je suis comme le hamster dans sa cage qui se dit : « Ouh, là, là, ça commence à tourner vite. Il va falloir accélérer. Donc plus je reçois d’information – vous savez ces e-mails qu’on envoie à quarante personnes avec un document de cent pages en pièce jointe – ouh, là, là. Comment je vais faire ? Eh bien je vais prendre des résumés. Et puis après le résumé du résumé. » Et donc vous voyez que la technologie peut me rendre esclave, c’est-à-dire me faire gérer l’information de plus en plus vite et du coup en perdre le sens. Ce qui va accélérer, augmenter ma sensation de perte de temps. Comme la roue tourne vite, moi je vais tourner vite. Plus le monde m’impose la vitesse, plus je vais avoir tendance à y répondre par la vitesse. Or non, plus le monde m’impose de la vitesse, plus je dois savoir faire alterner vitesse et lenteur pour discerner ce qui est important comme information. Pour me donner du sens.

Quand je suis en rapport avec les journalistes des journaux économiques, ils me disent : « Il faut faire des articles plus courts. Le public veut des articles courts. Parce que les gens n’ont pas le temps. » Je leurs dis : « Mais moi, je n’ai pas le temps de lire des articles courts. » Parce qu’un article court, en général, ne me dit rien. Et un article qui ne dit rien est toujours trop long. Par contre, un article long qui vraiment m’apprend quelque chose, oui, là j’ai le temps. Je crois que c’est Woody Allen qui dit : « J’ai lu Guerre et Paix en vingt minutes. Ça parle de la Russie. » Finement observé. Mais il ne vous échappera pas, bien sûr, que si Tolstoï a donné 1550 pages à Guerre et Paix, c’est qu’il n’en fallait ni 1549, ni 1551, pour nous dire ce qu’il avait à nous dire. Donc, évidemment, lire Guerre et Paix en vingt minutes, c’est assurément perdre vingt minutes. Le problème, c’est que la technologie, si nous ne comprenons pas comment elle fonctionne, nous amène dans ce fonctionnement-là. Donc ce n’est pas du tout un hasard, à mon avis, si notre époque exprime tant de souffrance par rapport au temps.

L’année dernière j’ai un ami qui m’appelle. Il me dit : « On va faire une analyse stratégique pour ma boîte. Il faut combien de temps ? » Je lui dis : « Trois mois. » Il me dit : « Non, mais on va la faire en un mois. – Ah bon, pourquoi ? » Il me dit : « Mais enfin, je suis dans les nouvelles technologies. Tout le monde sait dans mon métier que le facteur-clé de succès, c’est de faire en un mois ce qui doit être fait en trois mois. » Bien sûr. Je lui dis : « Bon écoute, c’est d’accord. On va faire l’analyse stratégique, mais on va la faire en six mois. » Alors il est un peu surpris. Il me dit : « Pourquoi ? ». Je lui dis : « Tu vois bien que tu as besoin d’une thérapie lourde. Ton cas est assez grave. »

Bien sûr. Pourquoi ? Parce que la stratégie, c’est quoi ? C’est réconcilier la pensée et l’action. Autrement dit, plus il va vite plus je dois lui apprendre à réfléchir et à alterner ces temps de lenteur avec les temps de vitesse. Sinon je ne joue pas mon rôle.

Alors en conclusion, puisque j’ai épuisé mon quota temporel, je vous livre trois petites réflexions qui sont à la fois des principes fondés sur des valeurs mais aussi des idées pratiques.

Première idée : le courage. Le courage, c’est regarder le temps lucidement et se dire : « Qu’est-ce que je peux ? ». Ce que je peux, si l’information structure le contenu de mon temps, c’est de choisir comment je m’informe. C’est à moi de choisir. Je suis responsable. Nous sommes la première génération qui est responsable de la façon dont elle s’informe. Puisque nous avons un problème de tri alors que les générations précédentes avaient un problème d’accès. Donc c’est à nous de se dire : « Est-ce que c’est vraiment raisonnable de s’informer avec des brèves, des articles courts, des résumés ? Est-ce que c’est comme ça que je vais comprendre le monde ? ». Non. Est-ce que, si je veux comprendre tel et tel problème, je ne dois pas un moment m’arrêter et lire un dossier plus long, un livre, etc. ? Nous sommes responsables de la façon dont nous nous informons et c’est cela qui structure notre temps.

Deuxième principe : principe d’humilité. Il faut cultiver l’ignorance car c’est dans l’ignorance que se fait la sensation du temps, que se fait le contenu du temps. Et ce principe d’humilité va à l’encontre de toute notre tradition humaniste, tradition des Lumières, du xviiie siècle qui nous dit : « Savoir, c’est pouvoir. » Savoir pour contrôler le monde. Autrement dit le savoir est arrogant. Je crois qu’après trois siècles, il est temps de sortir du savoir arrogant pour entrer dans le savoir humble.

Donc quand j’apprends quelque chose, l’important, ce n’est pas ce que j’apprends, c’est vers quelles interrogations, vers quelle quête cela me conduit ?

Et troisième idée, je l’ai déjà énoncée, la générosité : il faut donner du temps pour en avoir. C’est dans l’attention à l’autre, dans le regard, dans la situation, dans l’écoute, dans la disponibilité à l’autre mais aussi aux informations que je peux vraiment nouer le contenu du temps. Je suis à l’aéroport, je vais commander au bar, j’ai trois secondes d’interaction avec le barman. Mais il y a des tas de façons de vivre ces trois secondes. Je peux traiter le barman comme une machine, je peux le traiter comme un sous-homme ou je peux faire en sorte que ce soit un homme qui parle à un autre homme. Cela va se jouer en trois secondes et ce n’est pas tout à fait le même temps. Ça ne prend pas plus de temps pour ceux qui se réfèrent à cette idée-là. Mais en tout cas, c’est une autre façon de nouer son rapport à l’autre et au temps.

Pour conclure, vous avez gagné une joke puisque vous êtes très sages. Donc c’est l’histoire d’un monsieur qui va voir le médecin et qui lui dit : « Docteur, j’ai décidé de vivre vieux et pour ça j’arrête de fumer. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Le médecin lui : « Peut-être. » Il dit : « Écoutez, j’arrête de boire. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Le médecin lui dit : « Eh bien, il y a des chances, mais on ne sait jamais. » Il lui dit : « Bon écoutez, j’arrête les bons petits plats. Est-ce qu’avec tout ça je vais vivre vieux ? ». Le médecin lui dit : « Il y a beaucoup de chances, mais on n’est pas sûr. » Alors le monsieur est ennuyé. Il lui dit : « Écoutez, docteur, nous sommes entre hommes. Je peux vous parlez franchement. – Allez-y ! – Et si j’arrête de faire l’amour ? ». Le médecin est embarrassé. Il lui dit : « Là-dessus, on ne sait rien du tout. – Mais regardez tout ce que je suis prêt à faire, ma motivation. Et vous, vous n’êtes pas capable de me garantir qu’avec tout ça, je vais vivre vieux. » Alors le médecin réfléchit et il lui dit : « Écoutez, je crois que j’ai quand même la solution à votre problème. Si effectivement vous arrêtez de fumer, de boire, de bien manger et de faire l’amour, ce n’est pas sûr que vous vivrez vieux. Mais ce qui est sûr, c’est que ça va vous paraître long. » Eh bien j’espère vous avoir convaincu que ce médecin a tort.

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