La mise en marché de l’individu

 

 

La mise en marché de l’individu

 

 

Je ne sais pas si vous avez lu ce livre de Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte. Et je voudrais vous interpeler sur quelques points. C’est que la technique, en étendant les relations au monde entier, met les individus dans un système marchand. C’est-à-dire que les individus deviennent des produits sur un marché. On le voit évidemment dans le travail, on le voit dans les classements directs, mais on le voit dans les relations amoureuses et c’est un peu le thème de ce livre d’ailleurs. De montrer que les relations amoureuses s’organisent autour d’un fonctionnement clients – fournisseurs. Ce qui est quand même assez surprenant et de mon point de vue pas totalement gai. C’est cela qu’il veut dire par « extension du domaine de la lutte ». C’est que l’individu se sent comme un produit sur un marché. Bon.

Deuxième point, au fond je reviens sur mon histoire d’Einstein. Écrire pour Einstein au président Roosevelt qu’il faut faire la bombe atomique, c’est l’acte le plus inverse au sens qu’il a donné à sa vie. Donc on voit bien qu’une évolution technique le conduit à un acte qui par rapport à son éthique de vie, à ce qu’il a voulu faire avec la science, est le non-sens le plus absolu. Là aussi, ça peut nous interpeler.

Troisième point, je l’ai évoqué à propos de la loi de Gabor, par rapport à la technique nous pouvons avoir un sentiment de dessaisissement. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion. Finalement, l’évolution technique, poussée par la concurrence crée de nouveaux produits, de nouveaux besoins, de nouveaux marchés, de nouveaux modes de vie. Mais personne n’a voulu cela. C’est simplement l’évolution technique qui pousse les entreprises à faire de nouvelles offres, qui nous pousse à les consommer, qui nous conduit à vivre différemment. C’était le projet de qui ? Ah ben non, c’est simplement des entreprises qui ont vu des évolutions techniques.

Donc, au fond, on se dit : mais nous sommes dessaisis, il n’y a plus de pilote dans cet avion-là. Et cette notion de dessaisissement introduit l’idée suivante : c’est que finalement notre monde peut très bien aller à la catastrophe sans que personne n’ait les moyens de l’éviter. Et parfois quand on entend parler du climat, on se pose la question. On se dit mais on a quand même beaucoup d’informations, beaucoup de données, mais qui a le levier pour changer les choses. Pas très évident. Alors il y a un facteur d’optimisme, c’est que New York et Shanghai sont au niveau de la mer. Donc si la mer monte, ils s’en occuperont avant les Parisiens, mais enfin, quand même.

C’est très frappant ce que dit le philosophe Jean-Pierre Dupuy. Il fait une remarque tout à fait étonnante sur la mise en marché de l’individu. Il dit : finalement nos sociétés développées se sont fondées sur l’idée de liberté. Et elles développent toutes une haine du libéralisme. Qui est pourtant la philosophie politique qui a développé le thème de la liberté. Et il dit : c’est très curieux que dans les pays libéraux les gens détestent le libéralisme. Et en fait – il dit – ça s’explique de la façon suivante. C’est que le libéralisme est une façon de vivre qui a une certaine efficacité, d’organiser la société, mais qui potentiellement fait souffrir les hommes. Pourquoi ? Parce que c’est une éthique de responsabilité. Qui vous dit donc que le jour où vous vous prenez les pieds dans le tapis, vous êtes responsable, il ne faudra pas vous chercher d’excuse. Or nous savons tous qu’un jour nous nous prendrons les pieds dans le tapis. Donc c’est une idéologie qui oublie un trait essentiel de l’homme, c’est sa fragilité.

Voilà pourquoi nous aimons la liberté et nous détestons finalement assez souvent le libéralisme. Et thème développé évidemment par L’Horreur économique, de Viviane Forrester. Chacun sachant que le bonheur économique, c’est de vendre à 300 000 exemplaires L’Horreur économique.

Share Button