Le piège abscons

Le piège abscons

Nous sommes en 1965. Johnson, président des États-Unis, reçoit un avis de Westmorland, général au Viêtnam, qui lui dit : « Si vous n’envoyez pas 180 000 hommes d’urgence au Viêtnam, le Sud-Viêtnam va tomber entre les mains des communistes. » À l’époque, il y a vingt-mille « conseillers militaires » au Sud-Viêtnam. Johnson se dit que 180 000 hommes, ce n’est plus du conseil militaire. C’est la guerre. Avant d’engager la guerre, il demande l’avis à ses principaux conseillers. Et il y en a un, George Ball, qui lui dit : « On va perdre, et plus on perdra d’hommes au Viêtnam, moins on pourra se retirer. Ça se terminera donc par une humiliation nationale. » Le Secrétaire à la Défense à l’époque est McNamara, Robert McNamara. Qui est Robert McNamara ? Il est né en 1916 et en 1960, il est nommé pdg de Ford. Quarante-quatre ans, pdg de Ford : le meilleur manager de sa génération. Trois mois après qu’il est nommé, Kennedy est élu et l’appelle. Il ne le connaît pas et il lui dit : « Vous êtes le meilleur de votre génération, donc vous venez dans mon équipe. » McNamara dit : « Non pas question. » Kennedy lui dit : « Venez donc déjeuner avec moi » et quand il sort c’est oui. Pourquoi Kennedy fait cela ? Parce qu’il a dit vouloir faire une équipe avec les meilleurs de sa génération. Ceux qu’on a appelés : « Les meilleurs et les plus intelligents. »

Oui sauf que les meilleurs et les plus intelligents, avec toute leur intelligence, qu’ont-ils fait ? Ils étaient les meilleurs et les plus intelligents, ils avaient tous les outils pour s’informer, ils étaient dévoués à leur pays et qu’est-ce qu’ils ont fait ? La plus grosse connerie que les États-Unis ont faite au xxe siècle, la guerre du Viêtnam. Vous me direz que le titre a été remis en jeu au xxie siècle – c’est autre chose, mais l’histoire se répète. Et McNamara en est tellement conscient qu’en 1995 – il est mort cette année (2009) – il écrit un livre qui s’appelle Avec le recul dans lequel il se demande : mais comment on a fait ça ? Il essaie de comprendre. Dans son introduction il dit : pourquoi j’écris ce livre ? Parce que l’idée que ça recommence me rend malade. Mais même ces avertissements n’ont pas suffi.

Alors voilà ce que raconte McNamara. En 1965, comme il est manager, il dit à Westmorland : « Quels sont vos objectifs ? » Westmorland dit : «  Eh bien c’est simple, en 1966 on aura gagné la guerre. » Très bien, on envoie 180 000 hommes. En 1966, Westmorland lui dit : « Eh bien, écoutez, ça ne s’est pas passé tout à fait comme prévu. On n’a pas gagné la guerre mais il nous faudrait 200 000 hommes de plus. » Vous connaissez ça. McNamara, avec sa culture de manager dit : « Attendez, vous demandez plus de moyens et vous n’atteignez pas vos objectifs. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Qu’est-ce que fait Westmorland ? De l’enfumage de décideur. Il fait du pipeau, auquel il croit d’ailleurs. McNamara lui dit : « D’accord, je vous envoie 200 000 hommes, mais quels sont vos objectifs pour 1967 ? ». Westmorland dit : « Eh bien en 1967, on aura gagné la guerre. » Arrive l’automne 1967 et Westmorland dit : « Eh bien en fait on n’a pas gagné la guerre et il nous faudrait 200 000 hommes de plus. » McNamara dit : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire et tout ? » et Westmorland refait de l’enfumage de décideur. Sauf que McNamara qui est un homme expérimenté comprend qu’il se fait enfumer. Que fait un décideur qui comprend qu’il se fait enfumer ? Il va sur le terrain.

Donc il part quinze jours au Viêtnam. Comme il est tout sauf bête, il comprend tout de suite que les Américains ne gagneront jamais la guerre du Viêtnam. À Washington ce n’est pas évident, mais quand vous êtes au Viêtnam quinze jours, ça l’est. Comme quoi il faut aller sur le terrain. Il revient et droit dans ses bottes, il va trouver Johnson et il lui dit : « Monsieur le Président, nous ne gagnerons jamais la guerre du Viêtnam. Vingt-mille Américains sont morts pour rien. Il faut arrêter la guerre du Viêtnam. » Que lui répond Johnson ? Il lui répond : « Est-ce que la présidence de la Banque Mondiale vous intéresserait ? ». Voilà comment McNamara se retrouve président de la Banque Mondiale. Notez bien que c’est intéressant la réaction de Johnson. Il ne dit pas que McNamara a tort. Soit il pense qu’il a raison, soit il n’en sait rien. Mais lui il a une réaction politique à savoir : je ne peux pas continuer à faire la guerre avec un Secrétaire à la Défense qui n’y croit pas. Et comme je l’aime bien, je vais lui trouver un job.

Quelques mois plus tard, Johnson fait quelque chose qui est assez rare dans le domaine politique. Il est président sortant, il peut se représenter, il a de bonnes chances d’être réélu. Il décide de ne pas se représenter. C’est rare. On n’a pas souvent vu ça. Pourquoi il ne se représente pas ? Parce qu’il y a un truc qu’il a compris, c’est que vingt-mille Américains étaient morts pour rien. Et la conséquence, c’est que ça en fera mourir d’autres, parce que lui, il était incapable d’expliquer aux Américains que vingt-mille Américains étaient morts pour rien. Comme vingt-mille Américains sont morts pour rien, ce sera une très bonne raison d’en faire mourir quarante-mille autres.

Et donc il a compris une chose, c’est que le président qui a engagé la guerre du Viêtnam, ce n’est pas celui qui pourra l’arrêter. Il s’est donc foutu dans une impasse en termes de décision. Mais sûr de lui. Et ce qui est intéressant vous voyez, quand on pense à la rationalité du décideur, c’est que quand on analyse la raison pour laquelle ils se sont plantés – évidemment, m’intéressant à la décision, quand le livre de McNamara est sorti je me suis vite jeté dessus, comme la vérole sur le bas clergé breton – c’est que trente ans après, en dépit de toute son honnêteté intellectuelle tout à fait estimable, il ne donne pas de vraie réponse. Enfin il donne une réponse à l’américaine, à la fin, en dix-huit points.

Et j’ai relu le livre en me disant : ce n’est pas possible, forcément ça apparaît quelque part. Quand je relis le livre, je m’aperçois que la réponse, il la donne en une page. Mais comme il n’a pas vu que c’était cela la réponse, il n’a pas insisté dessus. Il raconte une histoire toute simple. Kennedy a été intronisé président le 20 janvier 1961. Et donc le 19 janvier 1961, l’équipe Kennedy a été rencontrer l’équipe Eisenhower pour la passation de pouvoir. Ils ont passé la journée à la Maison Blanche, les deux équipes face à face, et ils ont fait le point sur tous les dossiers en cours. Et donc on a parlé du Viêtnam. Et il dit : « Quand on a parlé du Viêtnam, Eisenhower a pris la parole et a dit :  » Je tiens à dire une chose, si le Sud-Viêtnam tombe entre les mains des communistes, tous les pays du Sud-est asiatique tomberont comme des dominos.  » » Théorie des dominos. Métaphore à la fois brillante et puissante. Et ensuite, ce que raconte McNamara dans le livre, c’est que chaque fois qu’ils étaient en réunion et que quelqu’un disait : « Il faut arrêter la guerre du Viêtnam », il y avait toujours quelqu’un pour dire : « Si le Sud-Viêtnam tombe entre les mains des communistes, tous les autres pays du Sud-est asiatique tomberont comme des dominos. »

On s’aperçoit que ce qui a pris et maintenu la décision, c’est une métaphore qui s’était emparée de leurs esprits – la théorie des dominos – et qui décidait pour eux. Il y a juste une question que ne pose pas McNamara, même trente ans après, qu’il ne s’est jamais posée, que personne ne s’est posée à Washington à cette époque-là. C’est : « Est-ce que la théorie des dominos est vraie ? ». Parce que si la théorie des dominos était vraie, l’Autriche serait communiste, la Grèce serait communiste, mais Cuba ne le serait pas. Donc déjà à l’époque, il suffit de se poser cette question pour comprendre que cette théorie est fausse. Vous voyez pour le décideur ce facteur d’incertitude : c’est qu’il ne décide pas en fonction des réalités, il décide en fonction des idées qui se sont emparées de son esprit.

Quand on parle de l’incertitude dans la décision, n’oubliez jamais ceci que le principal risque pour le décideur, c’est le décideur lui-même. Le décideur est à lui-même son propre risque.

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