Le temps des magiciens (7 h 15 mn)

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Le temps des magiciensIntroduction à l’identité numérique

Un émigré se reconnaît à quelques signes. Souvent, il pratique mal la langue du pays dans lequel il a émigré. Il ne maîtrise pas tous les ingrédients indéfinissables de l’identité nationale. Mais enfin, progressivement, il y arrive. Et le jour où il obtient la nationalité du pays, on ne revient pas en arrière.

Enfin, en principe.

Le monde est en train de se peupler sournoisement d’émigrés de l’analogique : son langage bascule de l’analogique au numérique. Les enfants naissent avec l’identité mondiale du numérique, tandis que leurs parents ne seront jamais que des émigrés. Le langage change et un destin inhabituel menace chacun : devenir émigré dans un monde dont il se croyait citoyen de plein droit.

Cela n’en avait pas l’air, pourtant. Rien de plus prosaïque et sans intérêt que le numérique. L’idée de codage numérique de l’information se développe dans les années 1940, esquissant ainsi le développement de l’informatique. Puis, dans les années 1960, le virus s’étend silencieusement : les télécommunications s’emparent du numérique. Les progrès sont foudroyants, mais seuls les électroniciens voient ce qui se passe. Années 1980 : l’informatique se décentralise, le virus s’est infiltré dans tous les organes, mais il demeure silencieux. Années 1990 : c’est la décennie Internet ; cette fois-ci, la micro-informatique et les télécommunications célèbrent leurs bruyantes épousailles, le virus est partout et structure l’économie. Le monde analogique est cerné, ou plutôt totalement imprégné du monde numérique. Et celui qui ne maîtrise pas le micro-ordinateur et Internet commence à avoir l’impression d’être un paria.

Il s’agissait pourtant de si peu de choses, juste d’une façon de coder l’information. Un obscur détail technique qui normalisait l’information, en faisait un simple sous-produit des télécommunications et la matière première des programmes informatiques. Dans les années 1940, un autre détail est passé inaperçu : le mathématicien britannique Alan Turing a compris tout le profit qu’il pouvait y avoir à dissocier l’instruction de l’information, le programme des données. Il fut incompris à son époque, mais il avait tout simplement inventé l’informatique, les machines polyvalentes. Dans l’univers mécanique, il faut une machine par fonction : la voiture ne fait pas la lessive et le lave-linge ne roule pas. Tandis que le même ordinateur permet d’écrire, de voir des films, de recevoir des messages, etc.

Tout d’abord, on n’a pas vu la maladie arriver. Puis, quand on l’a vue venir, on n’a pas bien compris les symptômes. Et lorsqu’on a compris les symptômes, on n’a pas anticipé leur évolution. Normal, puisqu’il s’agit d’une maladie nouvelle, qui n’est même pas une maladie mais, en première apparence, la conséquence de nos choix.

Le monde analogique résiste. Il lui reste le sérieux, le tangible, bref, l’économie. Le krach de l’an 2000 le prouve bien. Le brick and mortar tient sa revanche et les jeunes clowns du numérique sont priés de retourner jouer aux billes dans la cour des petits. Comme on le dit à l’époque, les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques des économistes.

Pourtant, le virus du numérique poursuit sa prise de pouvoir silencieuse et indifférente. Il s’approprie aussi l’économie. Et il ne s’arrêtera pas à cette victoire. C’est bientôt la culture qu’il restructure. Sa reculade apparente au tournant du millénaire n’a été qu’un repli tactique et temporaire. […]

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