La transmission du savoir

 

La transmission du savoir

 

On est face à un monde et à des gens à qui on veut transmettre du savoir qui sont dans ce monde-là. Quand je commence mon cours de philo dans une école d’ingénieur je dis aux élèves : « Je vais vous parler trois heures, d’accord ? Je vais vous apprendre des choses. Des choses théoriques et difficiles. Je ne vais pas faire que vous raconter des histoires drôles. Et puis vous allez éteindre vos téléphones. » Enfin il se passe tout un tas de trucs…

« Et les ordinateur aussi ? Parce que de plus en plus aujourd’hui l’ordinateur est dans la fac et l’université. – Les ordinateurs non, je ne leur dis pas d’éteindre puisqu’ils disent qu’ils prennent des notes. D’accord. Bon, l’autre jour ils regardaient aussi Roland-Garros. Bon. Ça, qu’est-ce que vous voulez, c’est… – C’est le divertissement que vous racontez, c’est ce divertissement-là. – Oui, expliquer à un élève que regarder Roland-Garros quand on écoute un cours de philo, ce n’est pas bien, il ne comprend pas. Il ne comprend pas. » Alors il y a un truc qu’il comprend parce que c’est une valeur universelle, c’est la politesse. Quand je leur dis : « La politesse étant la plus petite des vertus c’est la plus significative parce que c’est la seule que vous n’êtes pas obligé de suivre. Donc elle dit vraiment ce que vous êtes. » Là, ils entrevoient autre chose. Bon.

Alors, par rapport à cela, au fond, j’en viens à la transmission du savoir puisque c’est un peu la question de cours, on est sur un débat qui est vieux comme le monde mais qui est plus exacerbé, c’est l’utilité et le plaisir. Le savoir, on va le chercher, on s’y soumet, parce qu’il est utile. Mais en l’acquérant, on veut vivre du plaisir. Normalement, enfin j’allais dire, les enfants aiment apprendre. Moins les adultes. Churchill disait : « J’adore apprendre mais j’ai horreur qu’on m’enseigne. » Pourquoi ? D’abord l’école est une merveilleuse machine à vous dégoûter d’apprendre. Oui. Et avec les enfants scolarisés, je suis frappé, ils sont complètement obnubilés par les notes.

Alors moi j’interdis à mes enfants de me parler de leurs notes. « Parlez-moi de ce que vous avez appris. Parlez-moi du plaisir que vous avez. » Et puis j’essaie de travailler avec eux sur ce plaisir d’apprendre. Donc depuis toujours mes enfants, tous les étés, je leur fais un cours. Au mois de juin, on négocie le cours. Alors je vais vous dire le sujet qu’a choisi mon fils qui a treize ans, puisque j’ai négocié ça la semaine dernière. Il a choisi… « – Donc ils choisissent. Très important. Ils choisissent ce qu’ils ont envie d’entendre. Ce n’est pas le savoir imposé. – Oui, oui. Ils choisissent le sujet. Enfin pour peu que je sois capable de le faire. » Donc je lui ai dit : « Quel sujet pour cette année ? » L’an dernier c’était « Les mathématiques de la musique » parce qu’il veut être DJ. Et là il m’a dit : « Écoute le mieux, ce serait pas de cours. » Je lui ai dit : « Non, ça tu n’as pas le choix. ». Il m’a dit : « Bon, je veux un cours sur le mouvement ». Super sujet. Il va falloir que je cogite au mois de juillet pour trouver ça. Bon. Et là, il n’y a pas de note. Pourquoi je fais ça ? C’est simplement pour essayer de rétablir cette idée qu’apprendre, c’est aussi une joie. Ce que l’on appelle la libido sciendi. Bon. Voilà.

« Une joie, Bruno, et pour revenir sur une de vos réflexions précédentes aussi, un moment magique dans votre analyse. La magie doit être là. C’est l’émerveillement aussi. »

Voilà, il faut qu’il y ait cette dimension-là, mais il ne faut pas que – et c’est là la difficulté – que l’hypertrophie des signes tourne à l’hypotrophie du sens, c’est-à-dire, voilà, on va tellement vous faire plaisir et vous raconter des histoires drôles que finalement, on ne va rien vous dire. Bon. Ce n’est pas le but.

Alors, ceci m’amène à une vieille idée que j’avais développée dans un livre il y a pas mal de temps, celle du mondain et du militant. Finalement, chez les pédagogues, on va prendre ces deux postures. Le mondain, il veut être populaire, il veut que tout le monde l’aime. Donc, pour que tout le monde l’aime, il ne faut contrarier personne. Donc, il faut avoir un discours vide. Et comme ça, je vais faire le plein autour de moi. Donc la posture du mondain, c’est de faire du plein avec du vide. La posture inverse, c’est celle du militant. Le militant, il milite pour un texte auquel il croit. Donc il arrive avec du plein. Évidemment, ce plein percute le plein des autres. Donc le militant, passez-moi l’expression, il emmerde tout le monde. Donc il a un fort risque de faire le vide autour de lui. Rien de plus insupportable qu’un militant. Et donc, la posture du militant, c’est de faire du vide avec du plein. La posture du mondain, c’est de faire du plein avec du vide.

La posture du pédagogue, idéale, c’est de faire du plein avec du plein. C’est-à-dire de dire quelque chose tout en le disant de façon plaisante. Il m’est arrivé au mois d’avril…quelqu’un qui m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup interpelé. J’avais fait une conférence devant deux cents personnes et la personne qui l’a organisée, après, m’a dit : « Ça c’est bien passé, les gens étaient contents, etc. ». Super, bon très bien. On prend toujours, un sujet, un verbe, un compliment, c’est toujours bon à prendre. Et puis elle me dit : « Je voudrais vous féliciter pour un truc. Sur les deux cents personnes, il y en deux qui vous ont détesté. » Je lui dis : « Pourquoi vous me félicitez ? – Eh bien ça veut dire que vous avez dit quelque chose. » Sous-entendu : « Vous n’étiez pas que dans l’aspect faire du plein avec du vide. » J’ai trouvé cette remarque assez fine, c’est la première fois qu’on me la faisait. Bon.

Donc le pédagogue, il est sur ce paradoxe. Enfin est-ce que c’est un paradoxe ? Non, je ne crois pas. Enfin sur cette difficulté : comment je fais du plein avec du plein ? C’est-à-dire comment je dis quelque chose qui forcément va déranger la représentation de celui qui m’écoute, sans le faire fuir ? Donc il faut s’inspirer de ces deux logique-là.

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