Bureaucratie et créativité

 

Bureaucratie et créativité

L’organisation doit rendre les process peu coûteux, fiables et reproductibles afin d’assurer au client une prestation constante et produite à moindre coût. Pour obtenir ce résultat, les organisations rigidifient les procédures. Ceci les amène à considérer l’incertitude comme un danger. L’incertitude risque d’augmenter les coûts et de baisser la prestation au client. Les organisations, par leur rigidité, sont donc des éliminateurs d’incertitude. La décision a pour objet de réduire l’incertitude là où l’organisation n’en a pas été capable, là où elle a laissé percer l’incertitude. La décision doit avoir des conséquences certaines et mesurables justement parce qu’elle intervient là où l’organisation rencontre l’incertitude. Dans leur fonctionnement normal, les organisations ne décident pas, elles procèdent. Elles procèdent pour justement ne pas avoir à décider. Et elles décident quand procéder n’est plus suffisant.Bureaucratie-1

Lorsque nous procédons, nous ne pensons plus (en tant que décideur autonome et responsable) et lorsque nous pensons, nous ne procédons plus. Les bureaucrates procèdent et les décideurs pensent. Dans les deux cas, il s’agit de réduire l’incertitude.

La créativité quant à elle introduit de l’incertitude. Elle ne résulte ni de la procédure ni de la décision. L’organisation n’est pas spontanément créative et elle n’a pas à l’être. Elle n’a aucunement été créée pour cela. Ainsi que nous l’avons vu, la création naît de la pensée et devrait s’appliquer dans la décision. Cela ne peut pas advenir si la décision apporte dans son système de valeur quelque chose d’antinomique avec la créativité : la réduction de l’incertitude.

Michel Crozier a montré qu’il existe un cercle vicieux bureaucratique. Pour saisir de quoi il s’agit, il faut entrer dans la logique de la bureaucratie.

Dans une organisation bureaucratique prédomine la règle. Cette règle réduit l’incertitude, elle rend le fonctionnement de l’organisation prévisible. Même si l’individu exprime un jugement sévère sur l’organisation qui l’abrite (c’est une constante des bureaucraties qu’elles sont constamment critiquées par ceux qui les composent), il se rend compte que la règle le protège et qu’il peut facilement et avantageusement négocier sa participation à l’organisation. L’individu connaît la règle du jeu et connaît ses propres intérêts, il a donc toutes les cartes en main pour utiliser l’organisation à son propre profit, pour défendre intelligemment ses intérêts dans l’environnement qui est le sien. La négociation entre l’organisation et l’individu se fait dans un contexte de dissymétrie d’information qui favorise l’individu puisque le mieux informé dans une négociation possède un avantage déterminant.

De cela il résulte que l’individu, tout en critiquant explicitement la règle qui empêche la créativité et l’innovation a une demande implicite de renforcement et d’explicitation de la règle. Plus les règles seront nombreuses et explicites, mieux il défendra ses intérêts. La bureaucratie adhère à cette demande qui rejoint son souci de réduction d’incertitude. Il y a donc bien un cercle vicieux fondé sur une convergence d’intérêts : plus l’organisation est bureaucratique, plus elle a de raisons de renforcer son caractère bureaucratique.

Ce cercle vicieux nous permet de comprendre pourquoi la créativité est parfois utilisée comme outil de changement. La créativité introduit de l’incertitude dans l’organisation et elle donne une forme de légitimité scientifique à cette incertitude. Avec des méthodes et des spécialistes, la créativité devient une discipline de management. Il n’est donc pas possible de la traiter comme les autres facteurs d’incertitude, de chercher à la réduire à tout prix.

C’est le cercle vicieux bureaucratique qui est visé à travers la créativité. Bien souvent, cette application de la créativité dans le champ bureaucratique va donner des résultats ponctuels sur l’offre mais ne va pas apporter de changements profonds. La bureaucratie va se refermer sur l’incertitude aussi vite que la mer se referme quand le bateau est passé. Un léger remous et tout rentre dans l’ordre.

Car pour imprimer un changement durable à une organisation, il ne suffit pas de lui apporter un peu d’incertitude. L’organisation s’accommode de l’incertitude, elle sait la traiter. Il faut aussi un levier du pouvoir.

Les entreprises non créatives sont déjà mortes et elles ne le savent pas

Un matin de l’année 1880, un chanteur de la troupe d’Offenbach se rend chez le grand compositeur et demande à le voir :

« Vous ne pouvez pas voir M. Offenbach ce matin, lui répond la concierge.

  • Mais comment cela ? Je connais bien M. Offenbach, nous avons travaillé ensemble encore hier après-midi.
  • Vous ne pouvez pas voir M. Offenbach parce qu’il est mort cette nuit.
  • Mort cette nuit ! Mais comment est-ce possible ?
  • Il est mort subitement, sans s’en apercevoir.
  • Eh bien, je suis persuadé qu’il sera fort contrarié quand il s’en apercevra », conclut le chanteur.

L’incertitude c’est la vie. En voulant supprimer l’incertitude, les bureaucraties sont déjà mortes et ne le savent pas. Elles seront sûrement très contrariées quand elles s’en apercevront. Les bureaucraties sont mortes de deux points de vue :

  • Les clients, quand ils ont le choix, achètent aux organisations centrées client plutôt qu’aux organisations bureaucratiques. Or nous entrons chaque jour davantage dans un monde où les clients ont le choix.
  • À force de réduire l’incertitude, l’avenir fait peur. L’avenir est nécessairement porteur d’incertitude. Il devient dès lors difficile de nouer avec lui un rapport amical.

La bureaucratie souffre de pathologies de fonctionnement que chacun voit et stigmatise tous les jours. Mais cette pathologie visible en cache une autre plus souterraine et plus essentielle : l’impossibilité de reconnaître le rôle de l’incertitude dans la vie des organisations. L’existence de l’incertitude est probablement une des raisons d’être de l’organisation.

En tant que client, nous souhaitons avoir des contrats les plus flexibles possibles. Lorsque nous allons au cinéma, il va de soi que nous ne nous engageons à rien de plus vis-à-vis du cinéma que ce qui concerne la séance. Nous ne nous engageons pas à revenir le lendemain. Nous ne nous engageons pas non plus à l’inverse, c’est-à-dire à ne jamais revenir. Le client fait donc peser sur le fournisseur une incertitude. Le fournisseur essaie d’ailleurs souvent de réduire cette incertitude, par trois moyens essentiellement :

  • préserver une situation de monopole en jouant sur le levier réglementaire ;
  • verrouiller le client par des dispositifs techniques qui rendent difficile le changement de fournisseur ;
  • vendre des abonnements qui donnent au contrat une certaine récurrence.

Nonobstant ces stratégies courantes mais qui ne sont que des demi palliatifs généralement temporaires, l’entreprise se trouve gérer en aval une incertitude importante. On pourrait penser que cette incertitude ne la gêne pas trop dans la mesure où elle peut la reporter sur les fournisseurs. Et il est de fait qu’une des raisons qui poussent les entreprises vers la sous-traitance est d’obtenir une plus grande flexibilité qui peut sauver la mise en cas de retournement de conjoncture.

Mais l’entreprise ne reporte sur ses fournisseurs qu’une partie de l’incertitude. L’autre partie, elle l’assume elle-même. En effet, l’entreprise a généralement des salariés avec lesquels elle signe des contrats de travail. Et ces contrats de travail sont moins flexibles que les contrats commerciaux. En tant que fournisseurs de travail, nous ne voulons pas accepter la même flexibilité que celle que nous exigeons en tant qu’acheteur de travail : ceci parce qu’il faut manger tous les jours. Nous demandons donc à l’organisation de prendre en charge cette différence entre l’incertitude que j’exige en tant qu’acheteur du travail d’autrui et celle que je refuse en tant que fournisseur de travail à autrui. Une des fonctions de l’organisation est la prise en charge de cette différence d’incertitude. En refusant l’incertitude, l’organisation s’écarte donc d’une de ses raisons d’être. Il n’est dès lors pas étonnant que ce soit le client qui lui rappelle ce pour quoi elle existe.

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