La catastrophique déclaration de Casablanca

La catastrophique déclaration de Casablanca

« Il ne faut jamais juger les gens sur leurs fréquentations. Judas, par exemple, avait des amis irréprochables. »

Paul Verlaine

La poignée de mains d’Anfa, psychodrame de boulevard

Churchill-et-RooseveltDu 14 au 24 janvier 1943, Churchill et Roosevelt se rencontrèrent à Casablanca. Cette conférence est assez connue, en particulier en France car il y fut beaucoup question de la France. Les Américains ont installé le général Henri Giraud au pouvoir à Alger, à la grande fureur du général de Gaulle, naturellement. Et Roosevelt qui ne doute de rien et surtout pas de son autorité voudrait obtenir la soumission de De Gaulle à Giraud. Il invite donc de Gaulle et Giraud à le rejoindre à Casablanca. Giraud, en bon caniche des Américains, accourt sans se faire prier. De Gaulle bien sûr refuse de venir, faisant remarquer que Casablanca est territoire français et que le président américain n’a pas à l’inviter sur un territoire français.

Dans l’esprit chatouilleux du leader de la France libre, ce devrait plutôt être l’inverse.

Cette nouvelle manifestation du caractère difficile de cet improbable général sorti de nulle part et prétendant au pouvoir en France n’améliore pas l’opinion déjà défavorable que Roosevelt porte sur de Gaulle.

Soumis à d’intenses menaces anglaises, de Gaulle qui ne veut pas perdre complètement l’appui de Churchill ni se donner un trop mauvais rôle aux yeux de Roosevelt, finit par venir. Il vient mais ne concède rien, il refuse de soumettre son autorité à celle de Giraud. Roosevelt exige une poignée de mains entre les deux généraux, poignée de mains immortalisée par les photographes mais sans autre portée, comme le montrera la suite. Roosevelt avait besoin de cette poignée de mains pour son opinion publique.

Il s’était fait vivement critiquer par l’opinion américaine et les médias des États-Unis, lorsqu’il avait maintenu Darlan au pouvoir en Afrique du Nord, pactisant avec ce qu’il avait appelé des « expédients militaires ». Il avait besoin de cette poignée de mains pour faire oublier le maintien en Afrique du Nord des lois vichystes par l’administration de Giraud, auquel il donnait son appui.

Le général Giraud dont la compréhension de la politique valait celle de l’astrophysique des trous noirs par le chat de la femme d’un ministre – ainsi qu’il finit par en convenir lui-même d’ailleurs – avait trouvé pertinent de maintenir les lois antisémites de Vichy après la libération d’Alger. Cette libération n’en était donc pas une pour les Résistants et les Juifs qui restaient en prison à Alger. Certes, il n’était plus question de les livrer à la Gestapo qui avait décampé, mais Giraud ne voyait pas la gravité d’une telle décision. Ce qui ne fait pas honneur à son intelligence et explique l’attitude mitigée de De Gaulle à son égard. Quant à Roosevelt, il poursuivait sa politique favorable à Vichy sans comprendre que cette realpolitic élevait un mur moral infranchissable entre lui et les Français soucieux de se battre contre l’Allemagne.

Le rêve d’une France combattante sous les ordres d’un Giraud qui maintenait les Résistants en prison était absurde et irréaliste. Faute de le concrétiser, Roosevelt avait besoin d’une photo pour la conférence de presse qu’il donnerait à son retour aux États-Unis.

Roosevelt revient avec un résultat à montrer, cette photo. Les mois qui suivront verront s’effondrer son idée d’éliminer de Gaulle et de confier un gouvernement provisoire à Giraud. Roosevelt n’en tirera aucune leçon particulière et maintiendra son hostilité devenue ridicule à de Gaulle.

Mais cela n’est que broutille à côté de l’erreur qu’il s’apprête à commettre.

Une conférence de presse catastrophique

Aussi curieux que cela puisse paraître, les États-Unis sont en guerre depuis un an mais ils n’ont pas dit clairement quels étaient leurs buts de guerre. Le Japon les a agressés de telle façon que la déclaration de guerre s’en suivait automatiquement. Quant à l’Allemagne, c’est elle qui a déclaré la guerre aux États-Unis. Entraînés dans deux guerres, l’une dans le Pacifique l’autre en Europe, le moment ne semble pas venu de disserter sur les buts de guerre.

Ces buts n’ont donc pas été précisés. En décembre 1941, la Charte de l’Atlantique fixait des buts généraux en termes vagues. On invite Roosevelt à être plus précis.

Comme Churchill est présent, la conférence de Casablanca se termine par une conférence de presse. Au cours de cette conférence de presse, on demande à Roosevelt et Churchill quels sont les buts de la guerre. Churchill affirme dans ses Mémoires que la réponse de Roosevelt l’a surpris. Ce qui montre que Churchill et Roosevelt ne s’étaient pas mis d’accord sur les buts de guerre, qu’ils n’en avaient pas discuté ensemble.

Au cours de cette conférence de presse, Roosevelt annonce sans prévenir, en réponse à une question, que le but des Alliés est « la reddition sans condition de l’Allemagne ». Churchill qui n’est pas tombé de la dernière pluie pressent immédiatement que cette déclaration est une erreur. Mais il se tait, qui ne dit mot consent.

Cette affirmation non préparée va faire le tour du monde et devenir la pierre angulaire de la politique alliée. Il est pourtant clair dès cette époque que cette déclaration va prolonger la guerre et causer des millions de morts supplémentaires. C’est probablement l’erreur la plus coûteuse qu’ont commise les Alliés.

Quelques arguments qui montrent cela :

  • Il existait depuis 1939 une haine farouche et un mépris réciproque entre le haut commandement militaire allemand et Hitler. La plupart des généraux comprenaient qu’Hitler entraînait le pays vers le désastreux abîme du désastre. Ils envisageaient donc un coup d’État. Mais le premier objectif d’un tel coup d’État aurait été de mettre fin à la guerre dans des conditions honorables. Si les Alliés affirmaient de but en blanc qu’ils ne voulaient pas négocier et qu’ils faisaient la guerre à l’Allemagne plutôt qu’au nazisme, l’élimination d’Hitler perdait de son intérêt.
  • Le but des Alliés n’était pas la disparition politique de l’Allemagne ainsi que le prouva la suite de l’histoire. Roosevelt qui n’était jamais à une idée fumeuse près, pensait même plutôt à une partition de la France pour la punir de sa honteuse défaite de 1940. Et si les Alliés ne visaient pas la disparition de l’Allemagne, cela signifiait que la paix aurait pu être négociable à tout moment avec un gouvernement allemand non nazi. Et c’est bien ce qui fut fait après la guerre. La déclaration de Roosevelt n’était donc pas réaliste. Elle ne correspondait pas à la réalité de la situation.
  • La déclaration de Roosevelt fut un formidable cadeau au docteur Goebbels, le ministre de la propagande d’Hitler, qui l’utilisa abondamment pour maintenir le peuple allemand dans la perspective d’une guerre totale. Le raisonnement était aussi simple qu’efficace : il faut bien se battre puisqu’il n’y a rien à négocier. Roosevelt réussit cet exploit de se donner le mauvais rôle alors qu’il combattait pour la liberté. Il est de fait qu’il n’y eut pas de demande d’armistice une fois que la situation militaire était désespérée pour l’Allemagne. Ce n’est pas le cas le plus courant. Et cette prolongation de la guerre ajouta sans doute des millions de morts à un bilan déjà unique. Au total, la guerre fit 64,78 millions de morts, chiffre colossal qui dépasse tout ce que l’on avait vu dans l’histoire.
  • En 1944, quand il était clairement établi que la guerre était perdue pour l’Allemagne, les généraux allemands étaient vraiment désireux de mettre fin à la guerre. Le putsch que certains tentèrent le 20 juillet 1944 échoua de peu, entre autres parce qu’il lui manqua certains soutiens essentiels. On peut penser que s’il y avait eu une main tendue du côté des Alliés, le putsch aurait eu davantage de généraux avec lui et davantage de chances de réussir.
  • Enfin, cerise sur la gâteau, par cette déclaration Roosevelt a offert sur un plateau l’Europe de l’Est à Staline. La guerre totale, la guerre jusqu’à Berlin arrangeait bien Staline qui avait les moyens d’être le premier à Berlin. S’il y avait eu une négociation avec l’Allemagne en 1943 ou en 1944, avec une Allemagne débarrassée des Nazis s’entend, l’Armée rouge n’aurait pas occupé l’est de l’Europe et la guerre froide n’aurait pas pris en otage les peuples de l’est de l’Europe qui n’étaient pour rien dans cette triste situation politique.

Par cette annonce intempestive, Roosevelt a révélé son manque de réflexion stratégique. Il a aussi pris tout le monde à contrepied en changeant la nature de la guerre.

Qui va ramasser la levée ?

Churchill

Churchill ne cache pas dans ses Mémoires que la déclaration de Roosevelt sur le but de guerre qui est la reddition sans condition de l’Allemagne a été faite sans concertation préalable. Ce qui ne se fait pas.

Churchill comprend immédiatement que cette déclaration va prolonger la guerre dont le Royaume-Uni porte une partie du coût. Par ailleurs, Churchill ne souhaite pas la reddition sans condition de l’Allemagne. Cette idée n’a pu germer que dans un esprit américain. L’Europe est fondée sur l’équilibre des puissances. Hitler a rompu l’équilibre en voulant faire de l’Allemagne la puissance dominante du continent. Ce n’est pas la première fois qu’un dictateur aux ambitions démesurées prétend unifier l’Europe sous sa houlette. Et ce n’est pas la première fois que la coalition des autres pays ramènera l’équilibre.

Depuis 1648, l’Europe, saturée d’histoire et rassasiée de misère, cherchait une paix précaire dans un équilibre fragile.

Avec Hitler, il s’agit donc de faire rentrer le lion allemand dans sa cage. Mais il s’agit de le faire pour rétablir l’équilibre, pas pour faire disparaître l’Allemagne politique. Churchill ne veut surtout pas d’une Allemagne trop affaiblie, ce qui romprait l’équilibre au profit de la France et porterait le germe d’un nouveau conflit.

Churchill, en bon européen sait cela, en bon anglais gardien de la notion d’équilibre, il souhaite de la mesure vis-à-vis de l’Allemagne.

Mais Churchill se tait. Il a décidé une bonne foi pour toute qu’il serait l’allié loyal de Roosevelt qui domine la coalition matériellement et économiquement. Sans les États-Unis, l’Angleterre ne peut pas gagner la guerre, elle ne peut même pas faire beaucoup de mal à l’Allemagne. Elle peut juste livrer l’Europe aux communistes.

Donc Churchill suit Roosevelt quoi qu’il arrive. Il ne proteste pas. Étonnante passivité, étonnante mansuétude. Mais Churchill qui est un stratège voit l’essentiel : et l’essentiel, c’est l’alliance des Alliés. Même si cette alliance prend des chemins étranges.

Roosevelt

Roosevelt se montre en cette occasion l’apologue des stratégies directes. Le problème c’est l’Allemagne, donc il faut lui faire la guerre jusqu’à la disparition de son armée. Roosevelt – que Goebbels traite d' »aliéné » dans ce document pénible qu’est son journal – ne semble pas connaître la notion d’équilibre européen. En fait, il mène un jeu dont il ne connaît pas la règle.

Roosevelt pourrait regarder la guerre en stratège, c’est-à-dire se demander comment obtenir le meilleur résultat possible en utilisant le moins de forces possibles. Du moins est-ce ainsi qu’en Europe on regarde la guerre. Roosevelt quant à lui entre dans le jeu mondial avec d’autres idées. Tout d’abord, l’idée d’utiliser le moins de forces possibles, d’économiser les moyens, lui est sans doute étrangère. Une fois que l’Amérique s’est mobilisée pour la guerre, ses moyens semblent inépuisables. Les États-Unis utilisent leur savoir-faire à la production des moyens de gagner la guerre, car ils pensent fondamentalement et non sans raisons que c’est le fait d’avoir plus d’avions, de chars, de bateaux et d’hommes mobilisés qui leur donnera la victoire. Cette profusion des moyens ne les poussent pas à l’intelligence stratégique sur l’utilisation de ces moyens.

La pensée stratégique est une pensée de l’économie des moyens. Les Américains, quant à eux, font une guerre industrielle et ils pensent gagner par l’effet volume. C’est donc sur le volume de production qu’ils concentrent leurs efforts.

On ne saurait d’ailleurs reprocher aux États-Unis cette vision industrielle de la guerre qui va se révéler pertinente. Mais il y a plus inquiétant.

La supériorité des moyens est utilisée vers un but. Quel est le but des États-Unis dans cette guerre ? Telle est la question posée à Roosevelt et sa réponse montre la disproportion entre les moyens mis en œuvre et la réflexion sur ces buts. De quel monde rêve Roosevelt ?

Sa réponse révèle que, comme Wilson en 1919, Roosevelt se bat pour un monde fondé sur les valeurs de liberté et de démocratie. Il combat l’Allemagne parce qu’elle n’est pas démocratique et parce qu’elle est en guerre avec la démocratie. Roosevelt ne se bat pas pour rétablir l’équilibre européen comme le font les Anglais, il ne connaît pas et ne comprend pas cette notion d’équilibre.

Vouloir la reddition sans condition de l’Allemagne, c’est rompre l’équilibre européen et créer un espace vide de force au cœur de l’Europe. Ce vide sera occupé, en l’occurrence par l’URSS. Roosevelt, le combattant de la liberté et de la démocratie, va donc réussir cet exploit de favoriser l’installation du communisme sur la moitié de l’Europe et un tiers de l’Allemagne. Le communisme qui n’est pas le champion de la liberté ni de la démocratie, c’est le moins que l’on puisse dire.

Roosevelt aura été pour un temps le fossoyeur de la démocratie et de la liberté en Europe. Son action aura conduit finalement à l’inverse de ce qu’il voulait obtenir. Non pas parce que ses buts manquaient de noblesse mais parce qu’ils étaient irréalistes. Roosevelt – éléphant américain égaré dans la porcelaine européenne – ne connaissait pas cette Europe qu’il voulait modeler.

Staline

Staline a sûrement été rassuré par la déclaration de Casablanca. Il est même possible que cette déclaration ait eu pour objectif principal de le rassurer.

Staline s’est montré, vis-à-vis de Roosevelt et Churchill, un allié rogue, insatisfait et prompt aux reproches. Que signifiait cette attitude si peu coopérative ?

Staline a une lecture politique du monde. Dans sa lecture, les infâmes capitalistes que sont les États-Unis et le Royaume-Uni ont davantage de points communs avec l’Allemagne nazie qu’avec la Russie communiste. Dans le monde selon Staline, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis devraient être alliés pour éliminer le communisme russe en lieu et place de l’alliance contre nature qui s’est faite contre Hitler.

La paranoïa d’Hitler a épargné à Staline cette situation mortelle. Hitler a commis cette erreur absurde de ne pas choisir entre la guerre à l’Ouest et la guerre à l’Est, ce qui pourrait permettre à Staline de réussir le hold-up du siècle sur l’Europe. Mais Staline se dit aussi que ça ne va pas durer, que les intérêts vont reprendre le dessus. Logiquement, Hitler devrait proposer à l’Angleterre une paix honorable et se retourner complètement contre la Russie. Ce serait logique et comme l’Angleterre et l’Allemagne n’ont pas d’intérêts vitaux incompatibles, elles devraient s’entendre.

Voilà ce que ne cesse de ruminer Staline dans sa luxueuse datcha. Il ne croit pas à la sincérité de ses Alliés parce que lui-même, s’il était à leur place, ne serait pas sincère. Le fait que les Alliés ne débarquent pas en France en 1942 puis en 1943 ne peut qu’accroître ses soupçons. Pendant que les soldats russes tombent par millions, il constate que ses Alliés en peau de lapin ne semblent pas avoir très envie de se frotter à l’armée allemande.

Staline ne connaît pas les problèmes maritimes, il ne croit pas Churchill quand celui-ci lui dit que réussir un débarquement en France suppose des années de préparation. Cette passivité prépare un retournement d’alliance. Le cauchemar de Staline.

Mais Staline se trompe. Ni les États-Unis ni l’Angleterre n’envisagent un renversement d’alliance. Staline ne voit pas que le nazisme, même s’il n’est pas l’ennemi déclaré du capitalisme, inspire aux démocraties plus d’horreur encore que le communisme. Roosevelt va bel et bien l’aider à réussir le casse du siècle. Incroyable mais vrai.

Cette erreur de diagnostic et cette méfiance vont même servir Staline. Car Roosevelt veut rassurer Staline et désarmer sa méfiance. Du coup il en rajoute, s’enferme avec la déclaration de Casablanca, insulte l’avenir. On dirait un enfant qui fait à son professeur méfiant la promesse de continuer à bien travailler. Staline mène le jeu avec ses reproches et ses pressions psychologiques. Il enferme le naïf et trop gentil Roosevelt qui s’imagine devoir rassurer son allié russe.

La Russie va payer le plus lourd tribut à la victoire, environ vingt-neuf millions de morts. C’est elle qui va faire le job consistant à vaincre l’armée allemande. En 1945, Staline aura beau jeu de rappeler que les trois quarts des soldats allemands qui ont été tués pendant la guerre l’ont été sur le front de l’Est par l’armée rouge ou le froid. Ses droits sur la victoire sont à due proportion. En contrepartie, la Russie a évité son pire cauchemar, l’union du camp capitaliste contre le communisme. Ce cauchemar aurait été mortel. Ceci a permis au communisme de rafler la mise.

Staline applique à ses relations avec Roosevelt ce que l’illusionniste et avocat Jacques Paget appelle « le coefficient de sympathie ». Jacques Paget s’intéresse à l’application des méthodes de l’illusionnisme à la négociation. Il développe l’idée qu’il peut être utile, dans certaines situations de négociation, de se montrer désagréable. Ceci peut amener l’autre partie à apporter un « coefficient de sympathie » supplémentaire pour créer et maintenir la relation. Ce coefficient de sympathie amènera l’autre partie à en faire plus qu’elle ne devrait et préparera des concessions peut-être excessives.

C’est précisément ce que fait Staline face à Roosevelt. Il utilise ses dispositions naturelles à être désagréable et les outre au besoin. Staline se montre un allié soupçonneux, impoli, rogue. Il ne remercie pas les Américains qui font des efforts insensés et dangereux pour lui envoyer des convois par la voie du nord jusqu’au port de Mourmansk. Il se plaint surtout que ce ne soit jamais assez. À l’occasion, il fait arrêter les équipages américains en prétendant qu’il s’agit d’espions. Incident diplomatique, tractation, les Russes relâchent les marins tout en maintenant leur mauvaise humeur, soulignant qu’ils font une concession. L’ambiance est donnée.

Et cela marche trop bien avec le sympathique Roosevelt qui considère que la cordialité dans la relation est une base de l’alliance. Roosevelt est un charmeur charismatique qui compte sur son charme en toutes circonstances. Et il est de fait que les personnes qui le rencontrent le trouvent en général extrêmement chaleureux, sympathique et cordial. Ce charme a été un des ingrédients de la carrière politique exceptionnelle de Roosevelt, élu et réélu président quatre fois de suite.

Et voilà qu’avec Staline, le charme n’opère pas. Staline reste insensible à l’amitié que lui propose Roosevelt. Pour un personnage comme Roosevelt, une telle situation est à la fois inhabituelle et déconcertante. Il faut y remédier et pour cela en faire davantage.

L’imprudente déclaration de Casablanca se situe dans ce contexte. Roosevelt veut donner une garantie à Staline qu’il ne rompra pas l’alliance, il veut lui faire plaisir. Saline qui n’est pas tombé de la dernière neige et qui a compris le jeu n’en sera que plus désagréable et soupçonneux.

Cette pratique désagréable du coefficient de sympathie marche même avec Churchill qui n’a pourtant pas la même rondeur de caractère que Roosevelt. Churchill a montré souvent dans sa vie politique qu’il n’avait pas peur du conflit, y compris du conflit bruyant, et qu’il savait sortir ses griffes quand il le fallait et même parfois quand il ne le fallait pas.

Contrairement à Roosevelt, Churchill n’a aucune illusion sur la nature du communisme, il est et restera toute sa vie un anticommuniste convaincu. Pour Churchill, il n’y a pas d’anticommunisme primaire ou secondaire. Il n’y a qu’un anticommunisme nécessaire. Par ailleurs, Staline fait preuve vis-à-vis de lui de la même grossièreté rogue que vis-à-vis de tout le monde. Churchill aurait donc quelques bonnes raisons de sortir ses griffes. Eh bien non, Churchill aussi veut s’entendre à tout prix avec cet allié difficile.

Pour une raison stratégique évidente.

De juin 1940 à juin 1941, l’Angleterre s’est trouvée seule face à l’Allemagne et dans une situation désespérée. L’URSS a été son premier allié dans ce combat après la défection de la France. L’attaque de l’URSS par l’Allemagne et l’alliance avec l’URSS a donc été pour l’Angleterre une divine surprise et l’assurance de pouvoir tenir. C’était une question de survie, le radeau du naufragé. Dans ces cas-là, on ne fait pas le difficile.

En choisissant de poursuivre la guerre plutôt que de traiter avec l’Allemagne, le cabinet britannique a fait un choix certes admirable mais stratégiquement discutable. Quelle est la perspective de l’Angleterre si elle n’a pas d’allié ? Recevoir des bombes indéfiniment sans pouvoir attaquer sérieusement l’armée allemande. Sans allié, l’Angleterre est dans une impasse. L’attaque de l’Allemagne contre l’URSS vient donner une justification a posteriori et une perspective au choix britannique.

L’autre raison de la magnanimité de Churchill vis-à-vis de Staline est plus politique : Churchill a décidé une bonne fois pour toutes qu’il avait besoin des États-Unis pour gagner la guerre et que donc, il ne s’écarterait jamais officiellement des positions américaines, quoi qu’il pense et quels qu’en soient les inconvénients.

C’est ce qu’il fait après la déclaration de Casablanca. Churchill perçoit tout de suite que cette déclaration est une conséquente erreur. Mais il ne dit rien. Dans ses Mémoires, il veut ménager la mémoire de Roosevelt qui n’est plus là pour se défendre et qui jouit d’une immense réputation dans le monde. Il donne donc quelques explications embarrassées pour révéler que Roosevelt a fait cette déclaration au cours d’une conférence de presse et sans concertation préalable. Autrement dit, il s’agirait d’un propos non officiel.

En réalité, il s’agissait d’un propos pas assez réfléchi mais qui a eu des conséquences importantes.

Hitler

La déclaration de Casablanca n’est pas une bonne nouvelle pour Hitler. Cette déclaration ferme tout espoir de négocier la fin de la guerre à l’Ouest pour mieux abattre le communisme, le plus pur ennemi idéologique du nazisme. Il faudra battre le Royaume-Uni et les États-Unis pour gagner la guerre. Or ces deux puissances maritimes que sont le Royaume-Uni et les États-Unis ne peuvent pas vraiment être battues par une puissance continentale comme l’Allemagne.

Dès lors, le seul espoir de bien finir la guerre est d’obtenir une négociation équitable à l’Ouest. C’est ce qu’Hitler a espéré après juin 1940, au moment où l’Angleterre était seule. Mais Churchill n’a pas négocié. Les Allemands ont qualifié l’Angleterre de nation « la plus orgueilleuse du monde », cette rhétorique n’a rien changé. Ce n’est pas en 1943, maintenant que les Anglais combattent aux côté des Russes et des Américains, qu’ils vont devenir plus souples.

Hitler a découvert à ses dépends qu’il ne suffit de gagner sur le terrain pour gagner la guerre, encore faut-il que l’adversaire consente à négocier. Ce qu’il n’a jamais pu obtenir de Churchill.

Quand Hitler rencontre Franco à Hendaye en octobre 1940, il veut le convaincre de monter une opération conjointe contre Gibraltar. Franco pourrait être tenté mais il se méfie des Anglais. Hitler lui explique alors que l’Angleterre a perdu et qu’elle va être obligée de le reconnaître. Le matois Franco n’est pas de cet avis. Il va résister à la tentation de prendre Gibraltar et éviter de commettre l’énorme erreur pour son pays de rejoindre l’Allemagne et l’Italie dans la guerre.

Franco qui, en l’occurrence, va se montrer meilleur stratège qu’Hitler fait remarquer au dictateur allemand que même s’il envahit l’Angleterre, le gouvernement anglais se réfugiera au Canada et que l’Allemagne continuera à avoir maille à partie avec la flotte anglaise.

En sortant de ces sept heures de négociations infructueuses avec Franco, Hitler dira qu’il préférerait se faire arracher trois dents plutôt que de renouveler une telle séance.

Mauvaise nouvelle donc pour Hitler que cette déclaration de Casablanca. Mais dans la tête d’Hitler, le paranoïaque cohabite avec le stratège. Et le paranoïaque éructe sa haine sous forme de propagande.

La déclaration de Casablanca flatte la paranoïa d’Hitler en lui confirmant que les démocraties sont des ennemis idéologiques et que le fascisme est le seul système politique qui vaille. Avec l’URSS, le différend stratégique est finalement davantage géographique qu’idéologique. Hitler peut comprendre le cynisme de Staline. Mais avec les démocraties, le différend est idéologique, Hitler ne peut admettre leur prêchi – prêcha humaniste.

La déclaration de Casablanca va devenir un objet de la propagande allemande. Le docteur Goebbels va s’en emparer pour montrer que les démocraties ont jeté le masque, que sous les déclarations humanistes se cache la volonté brute de détruire l’Allemagne, sa puissance et son droit de vivre. La déclaration de Casablanca devient la suite logique de l’humiliant Traité de Versailles. Hitler est arrivé au pouvoir sur l’idée de mettre fin à cette humiliation et de rétablir l’Allemagne dans sa puissance et dans ses droits. On ne peut d’ailleurs pas l’accuser d’avoir oublié son objectif une fois au pouvoir. Car Hitler est une personnalité obsessionnelle. Il n’a pas d’objectifs, seulement des obsessions.

Ainsi cette déclaration malencontreuse va renforcer Hitler dans son rôle, elle va l’aider à entraîner l’Allemagne dans une guerre absolue et totale. Il est après tout assez étonnant que l’armée allemande ait continué de combattre après l’été 1944, alors qu’il était devenu évident que l’Allemagne ne pouvait plus éviter la défaite. Même le Japon, obstiné, fanatique et confit dans un code de l’honneur désuet a fini par se rendre. Mais Hitler a obtenu que l’Allemagne continue à se faire détruire pour rien, que les soldats continuent de mourir inutilement. Il a réussi à entraîner tout son peuple au bout de sa paranoïa.

Du point de vue de la propagande, c’est un exploit unique à cette échelle. Avec le coup de pouce de Roosevelt.

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