Les deux corps du savoir et du croire

 

 

Les deux corps du savoir et du croire

 

 

Dans son livre Les Deux Corps du Roi[1], l’historien Ernst Kantorowicz explique que le roi – au Moyen Âge – a deux corps : un corps d’homme comme tout un chacun et un corps symbolique qui représente la nation et ne meurt jamais. Kantorowicz note que cette idée est issue de la théologie chrétienne puisque pour un chrétien, l’Église est le corps du Christ sur Terre.

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Il s’agit bien de deux corps différents et même déconnectés. Un exemple permettra de comprendre de quoi il s’agit dans l’esprit des hommes du Moyen Âge. Le 5 août 1392, le roi Charles VI est pris d’un premier accès de folie dans la forêt du Mans. Il attaque sa propre troupe et tue six personnes avant d’être maîtrisé. Il faut se rendre à l’évidence, le roi de France est fou. Ce qui entraînera la France dans des désastres militaires inouïs. Mais seul le corps terrestre est malade. Le corps symbolique quant à lui ne saurait subir les atteintes de la maladie. Charles va rester roi de France jusqu’à sa mort en 1422. Pendant trente ans, le royaume aura un roi fou et cela se traduira par une longue suite de désastres pour la France. Mais pendant cette période, personne n’a pensé à déposer le roi, à organiser une succession. Le corps symbolique, bien distinct du corps physique, était inviolable.

La responsabilité particulière qu’exerçait le roi produisait cette séparation des deux corps. Dans l’esprit de l’époque, la responsabilité du roi était de droit divin. Le sacre à Reims manifestait que le monarque recevait son pouvoir de Dieu en personne ou plutôt en trois personnes et qu’à ce titre, il ne pouvait pas l’aliéner. La première action politique de Jeanne d’Arc fut d’amener le fils de Charles VI – Charles VII un autre roi au corps débile – se faire sacrer à Reims. C’est l’engagement dans la responsabilité qui dissocie les deux corps. Jeanne d’Arc brûlait de sauver la France et elle a bel et bien réussi à brûler.

Nous sommes tous susceptibles d’avoir deux corps car nous sommes tous susceptibles d’exercer des responsabilités. Notre corps responsable, notre corps engagé dans l’action est autre que notre corps habituel car il est regardé. Il est l’outil de l’action et de la responsabilité. Nous l’habillons en fonction de cette action et de cette responsabilité.

Chaque homme engagé dans l’action, comme le roi, a deux corps : son corps physique et son corps responsable. Le corps physique est nourri, soigné, entretenu, réjoui. Le corps responsable est instrumentalisé.

Le corps physique sait des choses, le corps responsable croit des choses car on agit avec des croyances. Il arrive que ce que le corps physique sait, le corps responsable ne veuille pas le croire et il arrive aussi que ce que le corps responsable croit, le corps physique ne veuille pas le savoir. Cette hypothèse des deux corps n’a de sens que si nous postulons que le dialogue entre les deux corps n’est pas parfait. De même que le dialogue entre deux personnes passe par des malentendus nécessaires, des silences distraits et des incompréhensions inconscientes, le dialogue entre nos deux corps vise davantage la séparation que le rapprochement. L’objectif de chacun est de ne pas trop dialoguer avec l’autre pour n’être pas entravé dans sa logique.

Cet article dans iPhilo

[1] Ernst Kantorowicz : Les Deux Corps du Roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, 1989.

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