L’imposture scientifique ou la création sans objet

 

 

L’imposture scientifique ou la création sans objet

 

 

« Il y a quelques années, au cours d’un bal masqué – à Monte-Carlo, je crois – une douzaine d’invités étaient costumés en Charlot ; on organisa un concours pour décider du plus ressemblant. Charlie Chaplin était parmi eux, il n’eut que le troisième prix. »

Arthur Koestler, Le Cri d’Archimède, Calmann-Lévy, 1965

L’apparence de la science

 

père NoëlLa fausse science a l’odeur de la science, la couleur de la science, mais ce n’est pas de la science. À ce titre, elle est inlassablement combattue et vilipendée par la vraie science. La science poursuit, découvre et décrit le réel. La fausse science ne s’en donne que l’apparence. Telle est du moins la thèse défendue dans deux livres sur l’imposture scientifique : La souris truquée, Enquête sur la fraude scientifique (par William Broad et Nicholas Wade, Seuil) et L’imposture scientifique en dix leçons (par Michel de Pracontal, La Découverte). Le second livre esquisse une méthode de distinction entre vraie et fausse science en reprenant le critère de réfutabilité de Karl Popper (1902 – 1994).

Il est toutefois difficile de rejeter une théorie en l’accusant de n’être que de la fausse science si l’on n’a pas tout d’abord défini ce qu’est la vraie science, si l’on n’a pas précisé le critère de démarcation entre vraie et fausse science. Ce n’est pas le sujet traité ici, cela nous entraînerait fort loin. Remarquons que personne ou presque ne se contente plus du critère de démarcation donné par Popper. Il est donc difficile de parler de l’imposture scientifique comme d’un tout clairement défini. Ainsi que nous le verrons, il existe différents niveaux d’imposture.

Imposture : « 1° Action de tromper par des discours mensongers, de fausses apparences. 2° Tromperie de celui qui se fait passer pour ce qu’il n’est pas. » (Dictionnaire Robert). L’imposture scientifique enrichit la compréhension de la créativité scientifique :

  • La science vraie a pour elle les faits. Elle ne vise pas à séduire en cherchant l’originalité. Elle peut se contenter d’être l’aboutissement d’une méthode systématique et peu créative. L’imposture, au contraire, s’impose alors qu’elle ne le devrait pas. Elle nous renseigne donc sur la façon dont une théorie est prise en compte par la communauté scientifique indépendamment ou non de sa valeur propre. L’imposture nous révèle par conséquent les préjugés de la communauté scientifique quant à la création scientifique. Or les préjugés de la communauté scientifique influencent directement le processus de création lui-même. En ce sens, l’imposture, acte créatif sans objet de création, nous en dit davantage sur la création que la vraie science. L’imposteur est condamné à devancer toujours celui qu’il trompe, de même qu’en art, le faussaire doit être meilleur expert que l’expert lui-même.
  • Si toute imposture ne participe pas de la création, nous verrons que toute création participe de l’imposture. Bien que cette affirmation viole un tabou, celui de la distinction parfaite entre imposture et vérité, il faut la maintenir. Les grands scientifiques ont été de grands imposteurs. Non qu’ils aient été des individus intrinsèquement malhonnêtes. Ils ne pouvaient seulement pas toujours contourner l’imposture.

Il conviendra donc d’apprendre à distinguer l’imposture stérile de l’imposture féconde. Pour comprendre de quoi il s’agit, partons pour un étrange voyage au pays richement touristique de l’imposture.

De quelques impostures

 

On distingue différents types d’impostures qu’on ne peut ranger sous une seule et même bannière. Nous allons donc opérer des distinctions.

Le plagiaire carriériste

 

De 1977 à 1980, un certain Élias Alsabti, citoyen jordanien, réussit à se faire admettre dans des laboratoires de recherche américains de différentes universités comme chercheur en biologie. Alsabti ne connaissait pratiquement rien à la biologie, encore moins à la recherche. Cela ne l’empêchait pas de se faire recruter, rémunérer, et de posséder un curriculum vitae de chercheur tout à fait honorable.

Alsabti avait remarqué que la valeur d’un chercheur sur le marché de la recherche tenait au nombre d’articles qu’il avait publiés. Plus un chercheur a publié jeune, plus il brille dans son milieu de chercheur. Le nombre d’articles publiés compte davantage que leur contenu. En fait, presque personne ne prend la peine de lire les articles.

Alsabti recopiait des articles secondaires parus dans des revus elles-mêmes secondaires et les adressait à d’autres revues non moins secondaires. Il se constituait ainsi un portefeuille de titres dont il pouvait exciper pour témoigner de son acharnement au travail.

L’affaire Alsabti constitue à première vue le degré zéro de l’imposture. Ce qui devait arriver arriva, certains auteurs remarquèrent le plagiat et Alsabti fut démasqué. Dans un laboratoire, Alsabti était incapable de la moindre expérimentation, ce que ses collègues ont fini par remarquer. Toutefois, l’affaire a duré plusieurs années et Alsabti eut le temps de gruger plusieurs laboratoires de bonne renommée avant d’être définitivement (?) empêché de sévir. Il n’avait certes aucune chance de s’imposer comme chercheur de premier plan, mais il pouvait espérer vivre longtemps au crochet du contribuable. Ce qui ne concerne plus la science mais la politique. Au détail près que c’est bien la science qui le permet.

Le cas Alsabti met simplement en évidence l’absurdité d’un système qui quantifie la création au nombre d’articles sans se préoccuper du contenu. L’imposture, dans ce cas, n’est que l’outil d’un carriériste. Alsabti n’avait nullement la prétention d’imposer une idée ou une autre. Cependant, les articles d’Alsabti sont sans doute encore référencés par les bibliothèques scientifiques et à ce titre font partie du corpus scientifique. Un étudiant qui utiliserait les « résultats » d’Alsabti à l’appui de ses propres travaux ne commettrait pas de faute méthodologique.

Dans son livre La biologie buissonnière le biologiste Jacques Ninio évoque les résultats inventés de toute pièce du prix Nobel de médecine Douglas Baltimore. Plus curieux encore, Baltimore s’est défendu en faisant valoir qu’aujourd’hui, en science comme on dit, l’argent passait avant la vérité : « Si les résultats ont été confectionnés sur mesure, déclare-t-il en substance, c’est la faute du NIH, qui fait peser une pression intolérable sur les chercheurs, contraints de publier sans arrêt pour obtenir des subventions. » (Libération, 28 mars 1991). Outre que cette ligne de défense paraît fragile, notons que le fait qu’un prix Nobel puisse la formuler en pensant qu’elle a une valeur d’excuse montre que nos défenses immunitaires face à l’imposture sont désormais affaiblies par le sida du relativisme moral. Jacques Ninio montre à travers d’autres exemples que les chercheurs subissent de fortes contraintes pour faire carrière (« publish or perish »). L’obligation de beaucoup publier ne va pas dans le sens d’une saine déontologie, c’est le moins que l’on puisse dire. Certains sujets importants sont délaissés car ils ne laissent pas espérer des publications nombreuses et rapides. Quand la science vend son âme pour un plat de lentilles, certaines vérités sont fragiles. Et il y a dans le monde plus de plats de lentilles à gagner que de vérités fortes à découvrir.

L’imposteur des résultats

Il existe de nombreux cas, en médecine et biologie, de résultats inventés. Des souris ont été coloriées, des lots de grenouilles changés en cours d’expérimentation. Aucun subterfuge, même le plus grossier, n’a été négligé pour faire croire à un résultat. Le 23 septembre 1926, le célèbre professeur Paul Kammerer, biologiste autrichien, se donnait la mort après avoir été convaincu de fraude. Il prétendait avoir réussi à transmettre un caractère acquis à une espèce de crapauds, dits crapauds accoucheurs. Une telle révélation souleva un vif étonnement et un profond scepticisme dans la communauté scientifique, car sa véracité aurait constitué une tardive revanche de Lamarck (1744 – 1829) sur Darwin (1809 – 1882), autrement dit une complète révolution de la génétique et de la théorie de l’évolution.

Le cas Kammerer, comme beaucoup d’autres du même type, a ceci d’intéressant que l’imposteur se lance dans un combat qui n’a pratiquement aucune chance de bien se terminer. Kammerer se suicide quand il s’avère que ses crapauds accoucheurs ont été coloriés à l’encre de chine, sans doute par un assistant zélé. Il en va de même d’Antonio Priore, l’homme qui, dans les années soixante, inventa la prétendue machine à guérir le cancer et réussit à extorquer de substantielles subventions à l’État français. Il bénéficia d’un long article louangeur dans la revue Science et Vie. Un laboratoire anglais envoie un jour des souris cancéreuses en traitement chez Priore. Les souris reviennent guéries, mais les Anglais sont convaincus que les souris qui sont revenues ne sont pas celles qu’ils ont envoyées. Il est possible que dans beaucoup de ces cas d’impostures sans espoir parce qu’absurdes, le maître lui-même soit trompé par ses assistants qui manipulent les faits pour servir la lubie du patron. Kammerer a laissé une lettre dans laquelle il jure n’être pas l’auteur de la fraude.

Le phénomène de l’imposture pour se faire remarquer ne date pas d’aujourd’hui. Voici ce qu’écrit Ambroise Paré (1509 – 1590), chirurgien des rois et roi des chirurgiens :

« Étant en une mienne vigne près le village de Meudon, où je faisais rompre de bien grandes et grosses pierres solides, on trouva au milieu de l’une d’icelles un gros crapaud vif et n’y ayant aucune apparence d’ouverture : et m’émerveillai comme cet animal avait pu naître, croître et avoir vie. Lors, le carrier me dit qu’il ne s’en fallait émerveiller, parce que plusieurs fois il avait trouvé de tels et autres animaux au profond des pierres, sans apparence d’aucune ouverture. On peut aussi donner raison de la naissance et vie de ces animaux : c’est qu’ils sont engendrés de quelque substance humide des pierres, laquelle humidité putréfiée produit telles bêtes. »

Or il est clair qu’Ambroise Paré n’a pas vu un crapaud vivant au centre d’une pierre. Et il doit bien le savoir. Néanmoins il l’écrit car il espère être cru. Il l’espère si bien qu’il prend soin de nous fournir une explication.

En prenant tout le monde à contre-pied, en défendant une théorie qui va à l’encontre de tous, l’imposteur illuminé ressuscite le fantôme de Galilée (1564 – 1642). Une légende dans l’histoire des sciences veut que le grand scientifique, le pur génie, renverse le paradigme de son temps et combatte seul contre tous avant d’être reconnu et glorifié. L’histoire de Galilée fut récrite pour servir de symbole à cette légende. Quand une équipe hérite d’un patron qui se prend pour le nouveau Galilée ou le nouvel Einstein, en particulier dans le domaine de la biologie où les résultats ne sont pas toujours reproduits par d’autres équipes de chercheurs, elle alimente par des tricheries expérimentales la mégalomanie du patron. Jusqu’à la chute finale.

Dans ce cas, l’imposture est le reflet des mythes qui traversent l’histoire des sciences.

L’imposture à succès

 

Plus inquiétante est sûrement l’imposture qui s’impose pendant longtemps. Le psychologue britannique Cyril Burt (1883 – 1971) démontre dans les années 1950 et 1960 que l’intelligence est beaucoup plus héréditaire qu’influencée par le milieu et l’éducation. Son travail apporte ainsi une contribution quasi définitive à la querelle de l’acquis et de l’inné. La démonstration repose sur l’observation de vrais jumeaux éduqués dans des familles différentes. Les résultats de Burt exerceront une influence énorme sur la psychologie contemporaine.

Burt meurt en 1971, âgé et couvert d’honneurs. En 1978, Leslie Hearnshaw, admirateur de Burt, découvre la supercherie en enquêtant pour écrire la biographie de l’illustre psychologue. Sir Cyril a inventé ses résultats. Il ne s’en cache pas, d’ailleurs, dans son journal intime et ses deux secrétaires passeront aux aveux. Jusque-là, rien d’extraordinaire, on se trouve en face d’une imposture banale bien que conduite par un homme très en vue dans la communauté scientifique : Burt était le psychologue anglais le plus connu de son temps.

Un détail aurait dû cependant alerter ses contemporains. Burt était un grand psychologue mais sûrement un petit statisticien. Il a oublié de changer ses résultats, même légèrement, quand son échantillon se modifiait. Une telle constance des résultats jusqu’à la troisième décimale était plus que suspecte. Mais Burt était une sommité et ses résultats confirmaient un système de valeurs. Ou plutôt de non valeurs.

Il arrive souvent, dans de telles histoires, qu’à un certain moment, la communauté scientifique baisse la garde. Sa méfiance naturelle tombe, la voie de l’imposture est ouverte. L’affaire du crâne de Piltdown, elle aussi célèbre, illustre ce point. Au départ de l’affaire, un constat qui désole ce qu’Albion compte de paléontologues : l’Angleterre ne possède pas de fossile humain ancien, contrairement à la France et à l’Allemagne. Si l’Angleterre est la pointe de la civilisation, comme chacun sait à l’époque victorienne, elle ne peut se prévaloir d’en constituer l’origine. Vers 1911, deux jeunes paléontologues amateurs, Charles Dawson et Pierre Teilhard de Chardin (1881 – 1955), qui plus tard se rendra célèbre par d’autres travaux, maquillent un crâne humain avec une mâchoire de singe et cachent le tout dans une sablière à Piltdown, dans le Sussex. 1912 : Arthur Smith Woodward, conservateur au British Museum et sommité de la paléontologie britannique, fait une communication fracassante sur l’homme de Piltdown. Le canular fonctionne. L’Angleterre tient son homme préhistorique. Malheureusement, l’homme de Piltdown est une aberration dans la théorie de l’évolution. Woodward doit ferrailler.

Il ferraille.

1916 : Charles Dawson, le principal protagoniste de la supercherie, meurt. Pierre Teilhard de Chardin, peu soucieux de ruiner une carrière qui s’annonce prometteuse, se tait et se taira jusqu’à sa mort en 1955 (il se serait néanmoins coupé dans une lettre, d’après Stephen Jay Gould : Quand les poules auront des dents, Fayard, 1984). Le canular a trop bien marché.

La supercherie n’est découverte qu’en 1949, lorsque l’on s’avise d’examiner de plus près le fameux crâne de Piltdown. Le maquillage grossier apparaît alors au premier coup d’œil. La supercherie n’était pas conçue pour durer. Là encore, les défenses des scientifiques n’ont pas fonctionné normalement.

Dans chaque cas, ces défenses sont minées par trois éléments :

  • Le système de valeurs. La nouvelle découverte renforce un système de valeurs contre un autre, elle trouve ainsi des appuis parfois inattendus.
  • Le renversement. Seul contre tous, le fantôme de Galilée, encore et toujours, veille sur le créateur.
  • La fulgurance. Le résultat est net, il se détache du contexte, il frappe l’esprit et l’imagination. Il représente ce que Ivan Tourgueniev appelait en littérature un « lieu commun à l’envers ». En bref, il est simple et communicable.
Les cas limites d’imposture

 

La frontière entre imposture et science honnête n’est pas toujours aussi franche que les exemples précédents le laissent penser. L’imposture ne mène pas forcément au déshonneur. Certains grands scientifiques s’en sont plutôt bien portés.

Entre 1910 et 1913, le physicien américain Robert A. Millikan (1868 – 1953) cherchait à mesurer la charge de l’électron, pour établir que cette charge était bien la plus petite charge électrique existante. Cette mesure constituait un enjeu important à l’époque pour apporter la preuve de l’existence encore contestée de l’électron. Le rival de Millikan en matière de mesure de charge électrique était Felix Ehrenhaft (1879 – 1952), de l’université de Vienne. Or Ehrenhaft ne parvenait pas à effectuer des mesures mettant en évidence une charge indivisible.

L’étude des carnets de travail de Millikan par Gerald Holton (cf. : Gerald Holton : L’invention scientifique, PUF, 1982) montre que les mesures ne conduisaient pas à la conclusion que l’électron existe et à la détermination de sa charge. Millikan, guidé par sa conviction que l’électron existait bel et bien, a sélectionné les mesures qui convenaient le mieux. Et Millikan a menti dans ses publications en affirmant, pour couper court aux critiques d’Ehrenhaft, avoir publié toutes les mesures qu’il avait faites. Ehrenhaft, plus honnête vis-à-vis des mesures et sans doute moins convaincu que Millikan de l’existence de l’électron, n’a pas, quant à lui, réussi à mesurer la charge de l’électron. Millikan a obtenu le prix Nobel de physique en 1923, pour cette mesure. Il est devenu un physicien reconnu et célèbre, tandis que Ehrenhaft sombrait dans l’oubli. Millikan ou l’imposteur chanceux.

Galilée, le grand Galilée lui-même, est connu pour avoir maquillé ses résultats expérimentaux. Il nous dit qu’il a découvert la loi de la chute des corps en faisant rouler des billes dans une rainure légèrement inclinée. Il mesurait les distances parcourues par la bille dans la rainure en fonction du temps. Le principe de la mesure est correct mais la précision requise pour le calcul de la loi de la chute des corps inaccessible compte tenu des instruments de mesure du temps, des clepsydres, dont il disposait. Galilée n’a donc pas déduit la loi de la chute des corps à partir de ses mesures, il a au contraire déduit ses mesures de la loi. Comme la loi à laquelle il songeait était juste, l’histoire l’a crédité de l’invention et de sa preuve.

Blaise Pascal (1623 – 1662) est lui-même convaincu d’imposture par l’historien des sciences Alexandre Koyré (1882 – 1964) (Étude d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, « Tel », 1981). Pascal écrit qu’il a réalisé un baromètre à eau avec un tube en verre de plus de dix mètres de hauteur. Voilà qui constitue une vérification intéressante de ses théories exactes sur la pesanteur de l’air. Soit. Mais il est douteux que des tubes de verre d’une longueur de dix mètres aient été réalisables au xviie siècle. De plus, si Pascal avait réalisé l’expérience, il aurait certainement remarqué et noté que l’eau, au contact du vide, se met à bouillir et que l’évaporation comble peu à peu le vide qui, par conséquent, n’est pas stable. Or Pascal ne dit mot de cela. C’est donc qu’il n’a probablement pas fait l’expérience dont il se vante. Imposture légère qui n’a pas nui à la réputation de son auteur, mais imposture néanmoins.

L’affaire de Pascal et du vide est assez curieuse par certains aspects. Pascal est réputé avoir mis en évidence la pression atmosphérique en 1648. Dans une lettre célèbre à son beau-frère Périer, il explique l’expérience qui doit être faite. Périer s’exécute et constate sur le Puy-de-Dôme que la hauteur de la colonne de mercure diminue quand on s’élève en altitude. Expérience cruciale, intelligente et concluante. Il est beaucoup moins connu que vers la même époque, Otto von Guericke (1602 – 1686), physicien allemand, conçut une expérience qui aboutissait à la même conclusion de façon beaucoup plus simple. Guericke ferme un vase, le transporte au sommet d’une montagne et constate qu’il laisse échapper de l’air quand on l’ouvre. Dans l’autre sens, le vase aspire de l’air. D’où variation de la densité de l’air en fonction de l’altitude sans qu’il soit besoin d’utiliser le mercure.

Les cas d’imposture qui tournent bien nous aident à comprendre comment se construit la science. Sur deux points au moins :

  • La science est supposée aller des faits aux théories. Mais dans la réalité, faits et théories sont très imbriqués.
  • La vérité que vise la science devrait à première vue la mettre à l’abri des enjeux personnels. Mais Millikan, dans sa course au prix Nobel, doit écraser son contradicteur Ehrenhaft. La vérité ne s’impose pas avec suffisamment de force pour mettre la science à l’abri des enjeux carriéristes.

Les règles de l’imposteur

 

Tout comme la science, l’imposture a ses méthodes. Les méthodes de l’une et de l’autre peuvent être comparées. Dans l’ordre décroissant de mauvaise épistémologie :

La non réfutabilité

 

Si Karl Popper enjoint la science de produire des prédictions réfutables, c’est dans l’espoir de la distinguer de l’imposture. L’imposteur craint par dessus tout d’être pris en défaut. Pour éviter cela, il énonce des affirmations non réfutables, en s’appuyant sur l’imprécision. Les horoscopes s’en tiennent à des prédictions du genre : « Il vous arrivera quelque chose le 17 de ce mois ». Il est difficile de prendre en défaut une telle prévision.

Les causes indétectables

 

Les causes cachées et les hypothèses ad hoc ont succédé aux sorcières du Moyen Âge. Elles apparaissent en force dans ce que l’on appelle le paranormal, de la torsion des petites cuillères à la transmission de pensée. On invoque des ondes auxquelles on attribue des noms plus ou moins exotiques, mais qui possèdent toujours la propriété d’être indétectables, pour « expliquer » le phénomène. Au passage, on offense le principe de raison suffisante cher à Leibniz (1646 – 1716). Si la transmission de pensée, par exemple, existe bel et bien, il est clair que tous les gens qui travaillent pour établir les liaisons téléphoniques dont nous profitons sont des masochistes. Tout ce travail pour reproduire ce que la nature fait d’elle-même ! On oublie que l’existence du téléphone doit obéir à une raison suffisante.

Les hypothèses ad hoc

 

Les hypothèses ad hoc sont des hypothèses inventées pour rendre compte d’un phénomène difficile à expliquer. L’hypothèse est dite ad hoc si elle n’explique que ce phénomène précis et si l’on n’arrive pas à l’utiliser pour rendre compte d’autres phénomènes. Il arrive que dans une démarche de recherche, un scientifique soit amené à formuler une hypothèse ad hoc. Dans ce cas, il la considère comme sujette à caution et cherche à la réfuter ou confirmer par d’autres expériences.

L’imposteur, quant à lui, ne manie pas l’hypothèse ad hoc avec la même prudence. Il se l’approprie sans hésitation et se permet ensuite d’écarter les objections d’un revers de main, en tenant l’hypothèse pour démontrée, à la manière de cette plaidoirie parodique : « Messieurs les jurés, dit-il, nous laisserons de côté le motif du meurtre, les circonstances dans lesquelles il a été accompli, et aussi le meurtre lui-même. Dans ces conditions, que reprochez-vous à mon client ? » (Boris Vian : Les Fourmis, Le Terrain vague, 1968).

La manipulation des médias

L’imposteur, par nécessité, est un manipulateur. Ceux qui font l’opinion ne sont pas toujours ceux qui ont la compétence scientifique la plus pointue. Normalement, la vérité scientifique est déterminée par une communauté reconnue de spécialistes. Mais le spécialiste n’est compétent que dans sa spécialité, ce que l’environnement médiatique ne perçoit pas toujours. Le prix Nobel de physique 1973, Brian Josephson, s’est fait connaître par des prises de position qui rapprochent la physique moderne des philosophies orientales. Cela est bien entendu son droit. Josephson ne s’engage d’ailleurs pas seul dans cette voie, dont le point d’orgue fut le fameux colloque de Cordoue en 1979, puisque d’autres physiciens éminents comme David Bohm (1917 – 1992), Fritjof Capra (auteur d’un célèbre « Tao de la physique », Sand, 1985) ou Olivier Costa de Beauregard donnent, après Erwin Schrödinger (1887 – 1961), dans l’orientalisme de physicien. L’idée de base consiste à montrer que la physique moderne n’est qu’une branche des philosophies orientales ancestrales.

Pour enfoncer le clou, il convient généralement de faire preuve d’immodestie. Goethe qui ne s’y connaissait pas forcément en modestie disait que : « Les gens modestes ont toujours une bonne raison pour l’être ». Les émules orientalistes de Schrödinger et Josephson ont parfois appliqué cet apophtegme vis-à-vis des médias dans la version bas de gamme de l’orientalisme scientifique ; l’aplomb supplée à la compétence. Le prix Nobel de physique ne confère aucune compétence particulière en philosophie. N’oublions pas que les opinions métaphysiques d’un prix Nobel de physique n’ont guère plus de valeur que les opinions de Vanessa Paradis sur les trous noirs.

La fulgurance

 

Le génie scientifique est celui qui discerne dans le monde une idée ou une forme inédite. Il y a des choses derrière les choses qui échappent à la perception immédiate et sont difficiles à découvrir. Une certaine tradition veut que les découvertes naissent d’un rapprochement fulgurant entre des notions apparemment disjointes. L’histoire un peu naïve de la pomme de Newton est le symbole de cette version non moins naïve de la création. Une pomme tombe d’un pommier, la Lune tourne autour de la Terre : Newton (1642 – 1727) comprend que ces deux faits apparemment sans rapport l’un avec l’autre ne sont que les apparences d’un seul et même phénomène : l’attraction gravitationnelle.

Cette vision de la science étant admise, l’imposteur pourra la détourner à son profit. L’homme de Piltdown renverse de façon fulgurante la vision officielle de l’évolution. Un crâne d’homme sur une mâchoire de singe suggère que les primates sont devenus intelligents comme des hommes avant de perdre tous leurs attributs simiesques. Étonnant, non ?

Les crapauds accoucheurs de Paul Kammerer remettent en question la vision darwinienne de l’évolution et promettent à court terme d’orienter l’évolution de l’homme. Un avenir radieux nous attend. Voilà qui va dans le sens des idéologies qui se fondent sur l’émergence d’un homme nouveau.

À l’opposé, Cyril Burt déculpabilise ceux qui s’accommodent facilement des inégalités en montrant que ces inégalités sont naturelles. Certains naissent intelligents et d’autres pas, l’éducation n’y change pas grand-chose. Renversement intéressant, qui arrange bien les idéologies droitières auxquelles on sait que Cyril Burt portait une certaine sympathie. Un message est d’autant mieux perçu qu’il fait contraste dans le bruit ambiant. L’imposteur se contente parfois de prendre le contre-pied des idées reçues pour se faire entendre.

La fulgurance devient un outil de manipulation.

La belle imposture

Dieu que la science est belle au pays de l’imposture. Ainsi que nous l’avons vu et critiqué, la science doit être belle. L’imposteur, caméléon plus ou moins talentueux, tente d’imiter cette beauté. En fait, il a plutôt tendance à en rajouter.

La beauté d’une théorie naît de la découverte du simple sous le compliqué. Derrière les apparences compliquées de l’eau, qui accepte ou refuse de monter d’un puits par aspiration, une réalité simple : la pression atmosphérique. Mais il ne suffit pas au simple d’être beau, il lui faut aussi correspondre avec les faits. Comme la physique serait belle s’il existait une charge électrique indivisible ! Alors Millikan aide un peu les données en éliminant certaines mesures. La beauté lui sert de référence. La bonne physique se fait a priori, dit-on. Mais la mauvaise aussi.

Le fantôme de Galilée

 

La seule façon de connaître la « vraie » couleur d’un caméléon, a-t-on dit, est de le poser sur un autre caméléon. Comment connaître la vraie couleur de la science ?

Dans son livre Le Cri d’Archimède (Calmann-Lévy, 1965), Arthur Koestler (1905 – 1983) raconte l’histoire de ce génial faussaire, Van Megeeren, qui produisit dans les années vingt des faux Vermeer en quantité. Les tableaux de Van Megeeren furent reconnus pour des Vermeer par tous les experts. La supercherie ne fut révélée qu’au moment où Van Megeeren se dénonça spontanément. Encore ne voulut-on pas le croire. Il fallut qu’il réalisât un tableau sous les yeux ébahis des experts pour qu’on le croie enfin.

À propos de cette histoire aussi extraordinaire qu’instructive, Koestler pose la question suivante : fallait-il vraiment enlever les faux Vermeer des musées ? Après tout, être reconnu pour un Vermeer garantit une valeur et un intérêt artistique. Fragile vérité.

Le génie de Van Megeeren fut de peindre des Vermeer qui ne ressemblaient pas aux Vermeer réels et donnaient donc un nouvel aperçu sur le peintre. Fulgurance du renversement. Lieu commun à l’envers. Rebondissement pour de nouveaux récits.

Le fantôme de Galilée hante le monde de la création parce que l’histoire de Galilée est devenue le récit de référence. Celui qui renverse les croyances établies n’a-t-il pas raison ? Combattre seul contre tous, n’est-ce pas le signe d’une création authentique ? Parce qu’elle est nouveauté et que la nouveauté renverse ce qui est, la création scientifique ne peut pas se départir de l’imposture. Création et imposture sont réunies par une sorte de logique commune. Au créateur le soupçon d’imposture, à l’imposteur les lauriers du génie incompris.

Ces grands imposteurs qui font la science

Dès lors, une question lancinante taraude la bonne foi dont tout honnête scientifique se veut l’honnête serviteur : qu’est-ce qui différencie réellement la création scientifique de l’imposture scientifique ?

Or donc rien.

Rien de fondamental ne différencie la science de l’imposture.

Les grands scientifiques ont été des imposteurs. Galilée qui explique dans ses Entretiens sur les deux principaux systèmes du monde qu’il n’a pas besoin de faire certaines expériences pour en connaître le résultat nie ainsi la méthode expérimentale dont, par ailleurs, il se réclame. Quand il corrige les données de l’expérience pour les faire coïncider avec la théorie, il insulte plus gravement cette méthode. Ce faisant, il se comporte cependant en grand créatif. La conviction du scientifique est emportée par la fulgurance de la découverte, la simplicité, l’esthétique, « le caractère compact des corrélations ». Ces points étant acquis, on essaie d’y faire entrer les faits. La conviction intime qui guide l’expérience ouvre un boulevard à l’imposture. Rien extérieurement ne distingue celui qui, comme Galilée, possède la conviction intime, puisqu’elle est intime, de celui qui ne la possède pas.

De plus, l’intime conviction, comme en justice, peut nous égarer. Il y a des imposteurs de bonne foi comme Kammerer et de vrais scientifiques de mauvaise foi comme Millikan. L’esthétique d’une théorie ne saurait sans imprudence être utilisée comme critère de validité même si la pulsion esthétique reste consubstantielle à la science.

Newton se comporte en imposteur quand il modifie des données pour les faire correspondre à la théorie. Einstein se comporte en imposteur, lui intellectuellement si honnête et scrupuleux, quand il refuse à la physique quantique la méthode qu’il a appliquée si heureusement à la relativité. « Vous ne croyez tout de même pas sérieusement, objecte Einstein à Heisenberg, que l’on ne peut inclure dans une théorie physique que des grandeurs observables ? » C’était pourtant bien ce qu’il avait fait vingt ans plus tôt, pour établir la relativité. Imposture inconsciente, mais imposture quand même.

Des idées séduisantes

 

L’imposture est une création sans objet. Elle se fait passer pour de la science sans construire de théorie. Pour réussir ce tour de force, elle imite l’acte créatif, en un acte qui ne débouche sur rien mais qui fait illusion. La science, la vraie science, serait-on tenté de dire, se rencontre à l’intersection d’un contenu scientifique (l’objet de la création) et d’un acte créatif. Dans la mesure où l’imposture fait l’impasse sur l’objet, elle doit être inattaquable sur le geste créatif. L’imposture demande donc en ce sens davantage de créativité que la création elle-même.

Les développements qui précèdent attestent combien l’imposture est fondée sur la séduction. La science est un processus social, elle doit séduire. Elle ne peut se contenter d’être vraie. L’imposture en profite.

La création est séduction.

Le beau est une imposture. Pour le philosophe, la beauté est un universel sans concept. La pulsion esthétique se mêle à tout jugement de vérité même si elle ne contient aucun concept qui puisse permettre de juger de la vérité.

La science, au contraire, se veut un universel avec concepts. Elle prétend parler un langage de vérité fondé sur des concepts. Le vrai en science doit être universel, et la démarche scientifique regorge de concepts purs, que ce soit les idées pures (l’idée du corps pur, l’idée du cercle) et les théories. Au niveau philosophique, le beau et la science ne peuvent donc que s’exclurent. Dans l’acte de la création, ils ne peuvent que se mêler puisqu’ils relèvent l’un et l’autre de l’acte créatif. L’imposture prospère sur cette ambivalence, sur cette logique tout à la fois contradictoire et coopérative entre la beauté et la science.

Rien ne sépare essentiellement l’imposture de la science car l’une et l’autre puisent à une même source : le récit. La science est théories, faits mais aussi récits qui relient les théories et les faits. Dans ce récit elle trouve son talon d’Achille où la blesse l’imposture. Le récit seul, le récit de l’imposteur peut faire un temps illusion.

Et plus troublant encore. Comme ce récit est le nécessaire médiateur entre les faits et les théories, il se trouve des cas où l’imposture est le plus court chemin vers la création. L’imposture devient une méthode parmi d’autres. On trouve de l’imposteur chez presque tous les grands.

Ci-gît, mais pour vivre et prospérer, l’imposture de la création scientifique.

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