De l’urgence de la lenteur

 

De l’urgence de la lenteur[1]

 

 

De l’urgence de la lenteur ? « J’ai lu Guerre et Paix en vingt minutes, dit Woody Allen. Ça parle de la Russie. » Finement observé. On peut interpréter cette plaisanterie de deux façons. Soit on place sa vie sous le signe de l’urgence et de la vitesse. On pensera alors que Woody Allen a économisé quarante heures de lecture. Soit on remarquera que si Tolstoï – pur génie du roman – a donné 1 550 pages à Guerre et Paix c’est qu’il n’en fallait ni 1 459 ni 1 551 pour nous dire quelque chose de plus essentiel que de parler de la Russie. Woody Allen a donc perdu vingt minutes. L’urgence est inefficace.

TolstoïLe degré d’urgence auquel nous sommes soumis concrétise le flux d’informations qui nous arrive et donc notre importance. Il y a un snobisme de l’urgence et du manque de temps. « Je n’ai pas une minute à moi, je travaille comme un fou. » Quelle insigne misère de ne pas avoir une minute à soi quand la minute présente est la seule façon de posséder la vie ! À la pointe du snobisme de l’urgence, l’importance d’une personne ne tient pas à ce qu’elle fait mais ce qu’elle n’aura pas le temps de faire. Qu’un lecteur ait le temps de lire cet article n’est pas bon signe pour lui. C’est même suspect.

Le temps est le mal du siècle, le lieu du manque universel, la cascade où nous propulse brutalement l’urgence. Tout le monde doit manquer de temps et s’en plaindre bruyamment. On peut se demander cependant si se plaindre du manque de temps est digne d’un esprit  correctement structuré. Car enfin, le temps dont nous disposons entre notre naissance et notre mort est fini par définition, alors que le nombre de choses intéressantes à faire sur cette planète est presque infini. Une vie d’homme compte environ 30 000 jours alors que douze millions d’ouvrages nous attendent à la Bibliothèque Nationale. Même en ne lisant qu’un livre par jour on ne connaîtrait qu’un quatre-centième du fonds. « On ne peut pas aimer toutes les femmes, écrit Jorge Amado dans un de ses romans. Il faut néanmoins s’y efforcer. » Une telle conception dont nous ne discuterons pas la moralité, ne peut que buter sur la gestion du temps.

Donc constater que nous manquons de temps est d’une infinie banalité. Cela est trop commun à tous et à chacun pour nous guider  vers une sagesse du temps. Passer son temps à se plaindre de manquer de temps, c’est passer à côté de son temps. Or le temps tisse la vie d’un lent commerce avec le présent.

Et la société dite de l’information aggrave le manque.

La quantité d’informations disponible explose. Un cadre ne reçoit-il pas, dit-on, dix ou cent fois plus d’informations qu’il y a vingt ans ? D’où la nécessité d’assimiler plus vite ces informations. La vitesse norme nos vies, imposant le manque de temps comme la pathologie de l’époque. Le zapping universel, forme moderne de la rapidité, n’empêche pas chacun de manquer de temps. L’urgence est cette maladie qui se prend pour sa propre thérapie.

L’information n’a d’intérêt que par son sens, c’est-à-dire par ce quelle dit pour nous. Or le sens n’advient que par la lenteur. Comme pour les relations que nous nouons avec ceux que nous aimons, le sens ne nous est donné qu’en fonction du temps que nous acceptons de donner. Avec nos proches, nous savons que nous ne recevrons du temps riche, sensé, que si nous donnons préalablement du temps. Parce que nous les aimons et parce que l’amour donne accès immédiatement au sens. Ainsi, il n’y a pas de gestions du temps des vies de couples, des relations avec nos enfants. Il n’y a qu’un don du temps, quand nous savons qu’il faut donner du temps pour en recevoir.

À l’opposée de cette générosité du temps qui seule nous guide vers la sagesse, se développe la volonté de maîtrise du temps, avatar ultime d’une idéologie de la maîtrise en pleine déconfiture. Comme si le temps avait un maître ! Comme si sa faux ne se promenait pas également sur toutes les têtes ! Que l’on puisse acheter de la maîtrise du temps nous montre bien que l’idéologie de la maîtrise du monde nous a rendu idiots et bons à plumer.

Il est possible pendant des années d’êtres informé sur la Yougoslavie  en apprenant chaque jour combien de bombes sont tombées sur Sarajavo. Mais  quel sens a cette information sortie de son contexte ? Que veut-elle dire ? Ne convient-il pas de s’asseoir pour se documenter sur ce qu’il est advenu entre les Serbes et les Bosniaques en 1941 ? Lire un livre. La lecture nous montre l’inanité de la vitesse. Par l’écrit l’homme parle à l’homme. En cet exercice exigeant, il cite à comparaître la troublante nuance dont le langage a la charge et le privilège. La nuance qui sédimente lentement. À quand des stages de lecture lente ?

Le sens de l’information, lui, n’est pas donné immédiatement. Il se construit à partir d’autres informations, par la piste de recul, par le tempo de la lenteur et la lenteur du tempo. La vitesse nous éloigne du sens des choses et aggrave notre problème de manque de temps. Plus je gère mon temps comme une ressource rare, plus rare est la ressource. L’urgence engendre l’urgence.

L’entreprise, contrairement à ce que l’on affirme (trop vite), n’est pas soucieuse de vitesse mais d’efficacité. Or les gens efficaces ne sont pas pressés. Ils ont une minute à eux. Ils ne travaillent pas comme des fous. Ils savent qu’ « il y a un temps pour chaque chose et une chose pour chaque temps » (L’Ecclésiaste). Ainsi s’ajuste l’action. « Saisis-toi de chaque heure », écrivait Sénèque à Lucilius pour lui apprendre à vivre. Apprendre à vivre, c’est apprendre le temps. Saisis-toi de chaque heure et tu saisiras quelque chose du monde.


[1] Article paru dans Les Échos le 4 juillet 1996.

Share Button