Management : faut-il être gentil ou méchant ?

 

Management : faut-il être gentil ou méchant ?

Alors « management, faut-il être gentil ou méchant ? » Bon évidemment la réponse a priori est une évidence, il faut être gentil. J’ai une amie consultante qui m’a raconté une histoire. Elle a été vivre au Canada, au Québec. Et la première fois qu’elle prend le métro, elle voit une dame qui était très près des rails. Elle lui dit : « Vous ne devriez pas rester ici, c’est dangereux. » Alors la dame lui : « Ah bon, pourquoi c’est dangereux ? » Elle lui dit : « Eh bien quelqu’un pourrait vous pousser. » Et là, la Québécoise se retourne vers elle, très intriguée et lui dit : « Ben non, ce n’est pas possible. » Elle lui dit : « Pourquoi ce n’est pas possible ? » Elle lui dit : « Ben ça ne serait pas gentil. » Et là elle s’est dit : « J’ai vraiment changé de monde. » Parce que ça voulait dire qu’elle était dans un monde où il y avait un a priori de gentillesse et si elle ne l’avait pas perçu, c’est qu’elle venait d’un monde où cet a priori de gentillesse ne semblait pas acquis.

Alors on va balayer quelques évidences. Je ne sais pas, les footeux ont peut-être vu qu’il y a encore eu un incident entre José Mourinho entraîneur de Manchester et Paul Pogba, un des meilleurs joueurs de l’équipe de France, champion du monde et tout. Et Mourihno, il n’est pas gentil, il n’est pas gentil avec ses joueurs, c’est une peau de vache. Alors il a eu dans le temps des excellents résultats mais Pogba on sait que c’est un joueur un peu erratique, difficile, irrégulier, avec son caractère, ses humeurs, etc. Et il y avait un entraîneur qui s’appelait Didier Deschamps qui avait bien compris ça et qui a gagné la Coupe du monde entre autre parce qu’il a réussi à amener Pogba et quelques autres – qui étaient un peu des… des… on peut dire peut-être des têtes brûlées – à leur meilleur niveau. Ce qui n’était pas du tout évident, hein, parce que Pogba a fait beaucoup de performances décevantes également. Très bien. Donc là, vous voyez, preuve par l’exemple, Mourinho il se plante avec Pogba et c’est parce qu’il n’est pas gentil. Vous voyez bien qu’il faut être gentil. Voilà, c’est une évidence.

Alors ce que je voudrais d’abord dire, c’est que je considère que ce sujet est extrêmement voilé, obscur. Pourquoi ? D’abord parce qu’il interfère avec le champ moral. Là j’ai parlé de Pogba, ben oui, Manchester n’a pas d’assez bons résultats parce que Pogba n’est pas très bon à Manchester. L’équipe de France a été championne du monde parce que Pogba a été bon en équipe de France. Sous-entendu, j’ai parlé d’efficacité, je n’ai pas dit si c’était bien moralement ou pas d’être gentil avec Pogba. D’ailleurs j’ai un ami qui doit venir tout à l’heure, qui a coaché Pogba et il m’a dit : « De toute façon, à une époque je l’ai coaché, j’avais qu’un truc à lui dire : «  T’es un petit con ! » ». Bon. Ce qui n’était pas extrêmement gentil. On ne sait pas si effectivement ça a fonctionné.

Alors quand je dis que ça interfère avec le champ moral, c’est évidemment que la gentillesse, la bienveillance, ça fait partie des valeurs ancestrales de la philosophie et de la religion. D’ailleurs si vous cherchez dans Platon ce qu’il dit du bien, c’est déjà être bien et sympa avec les autres. Plutôt gentil, prendre souci de l’autre. C’est le début de la conscience morale. Et on retrouve ça aussi dans l’Évangile. Grosso modo, les grandes valeurs morales, vous savez depuis 2500 ans, ça n’a pas beaucoup varié et la bienveillance et la gentillesse vis-à-vis de l’autre, ça a toujours été considéré comme une valeur morale. Ce n’est pas parce que on vit à l’heure d’Internet qu’on va dire que la méchanceté, c’est mieux que la gentillesse, que le mépris c’est mieux que la considération, etc. Cela dit, là-dessus on tomberait assez facilement d’accord avec Platon, avec Kant etc.

 

Alors si ça interfère avec le champ moral, finalement quand on pose cette question, on ne sait pas très bien si on va parler de l’efficacité ou de la morale. Et donc ça interfère avec la mise en scène que nous faisons de nous-mêmes. C’est-à-dire qui va assumer de dire devant ses pairs : « Eh bien moi je pense qu’en management il faut être méchant » ? Personne n’oserait dire cela et ça a été un peu théorisé de par l’image que ça renverrait interférerait avec une image morale dégradée.

Il y a un certain Mc Gregor qui avait théorisé ça. Alors Mc Gregor il avait dit bon il y a deux théories du management, il y a la théorie X et il y a la théorie Y. En résumé, la théorie X part du principe que l’homme n’aime pas le travail, qu’il ne veut pas travailler, il cherchera à éviter le travail par tous les moyens. Donc il faut le contraindre à travailler. Donc le surveiller, il faut être méchant, le punir, enfin voilà. Ce qu’on a… certains d’entre nous, de ma génération, ont subi à l’école quand on mettait les doigts comme ça et puis le coup de règle de l’instituteur. Je sais que ça remonte aux années soixante mais enfin j’ai vécu ça. Bon. Donc finalement il y a un principe d’évitement qui autorise une espèce de débordement moral.

Et puis en face, il y a la théorie Y qui dit, non l’homme aime travail mais pour qu’il exprime son amour du travail et donne le meilleur de lui-même à l’entreprise, ou pour Pogba donner le meilleur de lui-même à Manchester, eh bien il faut être gentil, le gratifier, le mettre dans de bonnes dispositions. Donc la théorie Y elle nous dit finalement le bien rejoint l’efficace. D’accord.

Alors c’est fantastique d’enseigner ça – j’ai enseigné ça à HEC mais aussi dans des séminaires de cadres – théorie X, théorie Y. Alors qu’est-ce que vous en pensez ? Alors là tout le monde, les étudiants mais aussi les cadres : « Mais évidemment c’est la théorie Y qui est la vraie, qui est la bonne, etc. » C’est évident, ça va de soi. Qui oserait dire : « Ben non, moi j’en tiens pour la théorie X, tous mes salariés ne sont que des feignants, il faut les manier le plus durement possible pour en tirer quelque chose » ? Qui oserait dire ça devant ses pairs ? Alors j’ai deux amis de mon club apm dans la salle que j’anime depuis presque trente ans. Alors ils n’ont pas assisté à la séance de septembre. On avait une séance « tous experts » et là il y a deux chefs d’entreprise qui ont dit une chose qui m’a stupéfié. Ils ont dit : « Nous notre principal objectif de chef d’entreprise, c’est que nos salariés soient heureux. » Le principal. Alors évidemment ça a fait un peu bondir. Ben non, le principal objectif quand même ça devrait être que l’entreprise économiquement fonctionne bien. Et en fait, pourquoi ils disaient cela ? Ce n’est pas qu’ils le pensaient vraiment et ce n’est pas du tout ce qu’ils font d’ailleurs. C’est simplement que derrière ça, ça permet de me poser. « Moi, je ne suis pas un de ces salauds… – C’est la grande mode en ce moment, on n’entend que ça. – Oui, c’est la grande mode, ça permet de se poser devant les autres. » Ça ne veut pas dire que c’est vrai.

Alors là vous voyez que vous trouvez une confusion qui de mon point de vue est très très ancienne dans l’histoire de la pensée puisque c’est celle de Platon. Platon nous dit une chose tout à fait essentielle et tout à fait fausse, c’est que le bien et le vrai ne sont qu’une seule et même chose. Autrement dit, celui qui ne fait pas le bien ne connaît pas le vrai. Ce qui est une façon de dire que la philosophie de la connaissance surdétermine la philosophie morale. Ce qui est une façon de dire qu’on ne va pas penser la philosophe morale pour elle-même.

Eh bien je pose non pas la philosophe morale pour elle-même mais la question pour elle-même : est-ce que en soi être gentil dans le management c’est plus efficace qu’être méchant, indépendamment je dirais de la question morale ou de l’image qu’on peut projeter dans cette question ? Donc vous voyez en fait le sujet chaque fois que j’en entends parler, il est recouvert comme un oignon de pelures qui fait qu’on a du mal à aller au cœur du sujet. Et en particulier dans le milieu des chefs d’entreprise où quand on parle de ça, le chef d’entreprise utilise toujours ce discours pour se donner une posture. Donc si vous voulez savoir ce qui se passe en management, ce n’est surtout pas aux chefs d’entreprise qu’il faut le demander. Bien. Parce qu’ils vous font des beaux discours et on sait à quoi ça leur sert. Alors… donc le sujet est assez voilé.

Deuxième point que je voudrais montrer, enfin développer, c’est que ce sujet est assez asymétrique. C’est-à-dire que j’ai remarqué que les forces du mal dans ce monde sont mieux organisées que les forces du bien et finalement les conséquences du mal sont souvent beaucoup plus visibles que les conséquences du bien. Je crois que c’est la famille Mulliez où il disent à peu près cette phrase de Charles de Foucault : « Le bien ne fait pas beaucoup de bruit et le bruit ne fait pas beaucoup de bien. » Par contre le mal fait beaucoup de bruit. Donc on a une impression, effectivement, que c’est assez spectaculaire. D’ailleurs, moi je suis consultant depuis bien longtemps donc dans les dîners il y a des gens qui me disent : « Ah mais tu es consultant alors il faut que je te raconte comment ça se passe dans mon entreprise ! » Et là c’est le bureau des pleurs, si vous voulez. Pendant deux heures. Ce qui veut dire si vous voulez que le mal ou la méchanceté, ça fait du bruit. On en parle beaucoup plus que du bien. Et du coup, on a l’impression que la méchanceté et les forces du mal sont assez robustes. Alors qu’en fait je pense fondamentalement que ce que l’histoire nous montre, c’est que la connerie est assez fragile. C’est-à-dire que ce qui ne fonctionne pas même si ça fait beaucoup de bruit a quand même du mal à se maintenir. On peut dire ben voilà, le nazisme a fait beaucoup de mal par méchanceté. Mais enfin finalement il n’a duré que douze ans. Ce qui est le signe d’une certaine fragilité. Donc la méchanceté a des conséquences asymétriques par rapport à la bienveillance. Et ça aussi ça obscurcit le sujet, ça peut nous donner des erreurs de perspective.

Alors quelques pistes dans la théorie des organisations pour surmonter le dilemme. En fait, gentil – méchant, ce que nous avons à faire dans notre rapport aux autres, en tout cas pour l’efficacité, c’est plutôt quelque chose que l’on développe sur le thème de l’assertivité. L’assertivité, c’est quoi ? C’est la juste posture entre l’agressivité – posture méchante – et la passivité – posture gentille. Et… posture gentille en tous cas je ne vais pas contrarier l’autre. Et l’assertivité, finalement, ça nous quoi ? Ça nous dit, prenons 100 % de nos responsabilités et 0 % de la responsabilité des autres. Donc en fait… parce que j’ai souvent ce débat avec des clients quand je fais du conseil en stratégie. Les gens me disent : « Bon, j’ai peur de faire ça parce que je vais faire de la peine à quelqu’un, etc. » et c’est vrai que je n’ai pas envie. Ce n’est pas agréable. Comment je vais vivre dans… là-dedans. Et la seule chose qui permet d’éclaircir ce débat, c’est de dire : « Quelle est votre responsabilité ? » Quelle est votre responsabilité ? Est-ce que vous êtes responsables devant vos actionnaires ? Parce que ce que j’ai répondu aux deux chefs d’entreprise qui disaient : « Mais moi mon unique objectif dans l’entreprise c’est que mes salariés soient heureux », la question que je leur ai posée c’est : « Est-ce que vous le diriez à vos actionnaires ? ». En tous cas, si c’était moi vos actionnaires, ce n’est pas forcément la seule chose que j’aurais envie d’entendre de votre part. Donc quelle est… devant qui vous sentez-vous responsable d’un certain nombre de vos décisions.

Alors ensuite je voudrais développer un autre thème qui m’est cher, c’est celui de la gentillesse perverse. Je remarque que les managers qui veulent être gentils dans la durée finissent par être haïs. Et que ça peut être ressenti comme une certaine perversité en ce sens qu’ils ne prennent pas forcément leurs responsabilités.

Alors je suis en train de lire un livre formidable sur la fragilité d’un certain Taleb. Et il dit une chose tout à fait extraordinaire. Il dit : dans les grands projets de construction, depuis cinquante ans, systématiquement les budgets sont dépassés et les délais sont dépassés. C’est une donnée qu’on croit imprescriptible. Il dit : « Oui mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’au xixe siècle ça n’arrivait jamais. On construisait toujours dans les délais et on construisait toujours dans les budgets. Et aussi au milieu… au début du xxe siècle. Alors qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi on est aujourd’hui incapable de faire ce qu’on faisait ? Alors il dit : « Une première raison, c’est qu’à l’époque, on n’utilisait pas d’ordinateur. » Non mais ça a l’air tout bête mais autrement dit, chacun voyait ce qu’il faisait. Il n’y avait pas cet écran informationnel du big data qui fait que je ne sais plus ce qui se passe. Hein, j’espère que l’ordinateur va maîtriser les choses pour moi. Il dit, surtout à l’époque, il n’y avait pas d’école de commerce, donc il n’y avait pas des spécialistes de la gestion de projet. Donc les gens où ils étaient géraient les problèmes qu’ils avaient à gérer. Au lieu de penser que ça allait se centraliser et qu’il y avait quelqu’un de surintelligent qui avait géré le projet et qui savait tout prévoir. Du coup on gérait beaucoup mieux l’imprévisible parce qu’on le gérait au plus près du terrain. D’accord. Et donc vous voyez, ça, ça m’a fait penser à une idée de la gentillesse perverse qui est cet esprit constructiviste qu’il peut y avoir dans la gentillesse. Qui est au fond mon savoir fait que je vais expliquer à l’autre comment il doit vivre, comment il doit décider, comment il doit agir. Et que je suis tellement sûr de ma compétence que je perds l’écoute, je perds la subsidiarité et finalement, je vais rendre les gens fous. C’est ce qui me frappe, ce que j’entends dans les entreprises c’est : les managers gentils nous rendent fous. Ils nous rendent fous à force de tout vouloir nous expliquer, ce qu’on doit vivre, etc. Ils préfèrent… c’est pire que le manager gentil, c’est pire que le manager je dirai peau de vache mais on le sait, quoi. Voilà.

Alors ceci m’amène vers une transition avec deux livres. D’abord un jour Sophie nous a parlé d’un très beau livre que je vous conseille qui s’appelle Objectif zéro sales cons, voilà, sur le management. Et on s’aperçoit en lisant dans le détail qu’il y a deux types de sales cons. Il y a le sale con méchant et mais il y a le salle con collant si vous voulez. Qui veut tout bien faire et ça me ramène à un autre thème littéraire. Là Sophie en dira un peu plus qui est un merveilleux roman de Stefan Zweig qui s’appelle La Pitié dangereuse. Et c’est l’histoire d’un jeune homme qui, par gentillesse, s’occupe d’une jeune fille qui est handicapée. Et évidemment elle tombe amoureuse de lui, et comme il est gentil, il ne veut pas la brusquer, etc. Enfin bref il la conduit au suicide, par sa gentillesse.

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