La stratégie : réconcilier la pensée et l’action

 

La stratégie : réconcilier la pensée et l’action

 

« Mais si l’Empereur aimait Paul et Virginie, il riait de pitié, disait-il, des Études de la Nature du même auteur. Bernardin, disait-il, bon littérateur, était à peine géomètre ; ce dernier ouvrage était si mauvais que les gens de l’art dédaignaient d’y répondre ; Bernardin en jetait les hauts cris. Le célèbre mathématicien Lagrange répondait toujours à ce sujet, en parlant à l’Institut : « Si Bernardin était de notre classe, s’il parlait notre langue, nous le rappellerions à l’ordre ; mais il est de l’Académie, et son style n’est pas de notre ressort. » Bernardin se plaignant un jour, comme de coutume, au Premier Consul du silence des savants à son égard, celui-ci dit : « Savez-vous le calcul différentiel, monsieur Bernardin ? – Non. – Eh bien ! allez l’apprendre, et vous vous répondrez à vous-même. »

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène

En voulant mettre de l’intelligence dans l’action, ce à quoi elle se résume finalement, la stratégie ne fait que s’inscrire dans la grande philosophie humaniste qui depuis trois siècles nous conduit – tels des somnambules – vers un destin dont la finalité essentielle reste voilée.

Décideur linéaire et décideur paradoxal

Dans son livre au titre modérément modeste Le grand Livre de la stratégie[1], Edward Luttwak présente comme concept fondateur la différence entre le décideur linéaire et le décideur paradoxal.

Desssin-stratégieLe décideur linéaire identifie les problèmes, les qualifie, élabore la solution en fonction du problème et met en œuvre la solution. Cette façon de procéder paraît, à première vue, le simple fait du bon sens. Pourtant, pour Edward Luttwak, l’essentiel des malheurs de l’humanité vient des décideurs linéaires.

En effet, selon Luttwak, le décideur linéaire oublie un aspect fondamental de la réalité, à savoir que les autres décideurs réagissent à la décision prise. Ainsi, le problème de la stratégie dans une guerre n’est pas seulement de proportionner les moyens aux objectifs mais aussi de rendre favorable la réaction des alliés potentiels, voire des adversaires. Faute de quoi, les réactions de l’environnement risquent de rendre la solution inopérante pour résoudre le problème ou même de retourner cette solution contre son auteur.

Lors du débarquement en Normandie, Eisenhower a conçu un plan logistique brillant pour débarquer les armées alliées sur les plages de Normandie. La solution est adaptée à ce problème. Toutefois, le succès dépend en fait d’une décision allemande, celle d’envoyer ou non les divisions blindées stationnées dans le Pas-de-Calais vers la Normandie. En effet, ces divisions blindées ne mettront que deux ou trois jours pour gagner la Normandie. Or au bout de deux ou trois jours, les alliés n’auront pas pu débarquer de chars faute d’avoir pris ou construit un port. Ainsi qu’il ne le raconte pas dans ses Mémoires[2] qui lui valurent le prix Nobel de littérature, Churchill – qui s’intéressait autant aux choses militaires qu’à la politique – a conçu un plan brillant et assez peu linéaire pour inciter les Allemands à laisser leurs divisions dans le Pas-de-Calais[3]. L’ordre de faire route vers la Normandie ne leur fut donné que le 17 juillet, ce qui a sans doute assuré le succès du débarquement[4]. La stratégie en l’occurrence a donc eu pour objet d’agir sur la décision de l’adversaire.

Le fait que les hommes ne soient pas des automates mais des décideurs rend la réalité souvent paradoxale. Ce paradoxe retourne les solutions contre leurs auteurs. Ainsi, il est à craindre que George W. Bush (le fils) ait fait davantage pour l’islamisme en quelques mois que les islamistes eux-mêmes en quelques décennies.

Ce paradoxe étant souvent avéré, Luttwak oppose le décideur paradoxal au décideur linéaire. Le décideur paradoxal intègre la notion de paradoxe dans la stratégie et dans la réalité et comprend qu’un des enjeux principaux de la décision est d’agir sur la décision de l’autre.

Pour Luttwak, seul le décideur paradoxal a des chances d’atteindre ses objectifs dans la durée. Ceci parce que la réalité est elle-même paradoxale en ce sens qu’elle contient des contraires ou tout au moins des logiques contradictoires. À l’inverse, le découpage de la réalité qu’opère le décideur linéaire en problèmes indépendants les uns des autres risque de se révéler irréaliste. Il faut donc penser les contraires dans la réalité comme si la réalité se montrait peu soucieuse de respecter les principes de base de la logique aristotélicienne.

Le paradoxe et l’art d’unir les contraires

« Alors Massu, toujours aussi con ?

- Toujours gaulliste, mon général. »

 Citons quelques paradoxes qui s’appliquent à la stratégie[5].

Sans vision prospective, la réalité concrète reste muette. Henry Mintzberg soutient que l’activité de prévision est une perte de temps dans la mesure où l’avenir est en général radicalement imprévisible. Néanmoins, la réalité ne peut être perçue qu’à travers un certain regard, un cadre de pensée[6]. Dans le cas de la stratégie qui doit éclairer la décision donc l’avenir, la vision de la réalité devra inclure une vision prospective, mélange de volonté et de pari sur l’avenir. Tel est le paradoxe, c’est parce que l’avenir est imprévisible que l’on doit placer sa réflexion stratégique dans le cadre d’une vision d’avenir.

Sans réalisme, la vision prospective est utopique. À l’inverse, si la vision prospective ignore la contrainte du présent, elle ne sert à rien. La vision prospective se veut dépassement du présent, de ses pesanteurs et de ses contraintes. Ceci n’a de sens que si la contrainte du présent est connue avec réalisme.

Sans adaptabilité, les principes sont inopérants. Ce paradoxe retourne le précédent.

Sans référence aux invariants, l’adaptabilité est incertaine. La mise en œuvre de la stratégie suppose l’adaptabilité, la prise en compte du terrain et des imprévus. Mais si l’adaptabilité ne se fait pas dans le cadre d’invariants, il n’y a plus de stratégie du tout. On ne peut réussir et vendre le changement que si l’on est clair sur ce qui ne doit pas changer et qui constitue l’objectif du changement. Tel est le paradoxe fondateur du changement : le changement a pour objectif la conservation de quelque chose de plus essentiel et la conservation a pour objectif le maintien de la capacité de changement.

Ces paradoxes montrent que le stratège, quand il ne reste pas dans sa chambre mais se confronte à la réalité, doit associer des notions que l’esprit et la logique ont tendance à considérer comme exclusives les unes des autres.

Le pragmatisme ou le primat de l’action

« À quoi sert que j’engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l’ignore. On m’a répété cent fois : « Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Vous y serez plus utile qu’en escadrille. Les pilotes, on peut en former par milliers… » La démonstration était péremptoire. Toutes les démonstrations sont péremptoires. Mon intelligence approuvait mais mon instinct l’emportait sur l’intelligence.

Pourquoi ce raisonnement m’apparaissait-il comme illusoire alors que je n’avais rien à lui objecter ? Je me disais : « Les intellectuels se tiennent en réserve, comme des pots de confitures, sur les étagères de la propagande, pour être mangés après la guerre… » Ce n’était pas une réponse !

Aujourd’hui encore, comme les camarades, j’ai décollé contre tous les raisonnements, toutes les évidences, toutes les réactions de l’instant. Viendra bien l’heure où je connaîtrai que j’avais raison contre ma raison. Je me suis promis, si je vis, cette promenade nocturne à travers mon village. Alors, peut-être, m’habituerai-je enfin moi-même. Et je verrai. »

Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre

Les dirigeants d’entreprise expriment souvent un peu de dédain pour les intellectuels, dédain que ces derniers, d’ailleurs, ne manquent pas toujours de leur retourner avec intérêts. Cette relation entre l’homme de pensée et l’homme d’action, qui peut prendre toutes les teintes, de l’admiration au mépris, est rarement indifférente car le dialogue de la pensée et de l’action est au cœur de la stratégie. La stratégie peut être regardée comme le dialogue de la pensée et de l’action, comme la promotion de l’intelligence dans l’action.

La stratégie s’applique à la réalité, en ce sens, l’action est première. Le réel s’impose à nous, lui seul est donc apte à juger de la valeur stratégique d’une pensée. Une pensée stratégique possède un but et c’est par rapport au but qu’elle se juge. C’est donc le réel qui donne sens à la pensée stratégique. L’action, en liant la pensée au réel, crée les conditions de l’émergence du sens.

Le pragmatisme consiste à relier la pensée à l’action pour vérifier constamment le sens qu’elle peut avoir.

Subséquemment.

Subséquemment cette vision du pragmatisme ne contient aucune antinomie entre pensée et action. Les antinomies sont plutôt de tempérament. L’action et la pensée sont des drogues qui fonctionnent différemment, l’action est une drogue aux effets instantanés, la pensée est une drogue aux effets plus diffus et plus lents. Il n’est nul besoin d’être très observateur pour remarquer que certains dirigeants se shootent à l’action qui reste le moyen le plus efficace de dissiper son angoisse de façon immédiate. Dans un tel fonctionnement, tout ce qui amène de la lenteur, tout ce qui arrête l’image constitue un danger, une souffrance potentielle, une résurrection de l’angoisse qu’il faut éviter. L’argument du pragmatisme est alors retourné contre lui-même, comme l’action est première, le pragmatisme n’est plus le dialogue de la pensée et de l’action mais l’éviction de la pensée qui rompt le rythme de la vitesse.

À l’inverse, l’homme de pensée peut ressentir l’action comme une irruption toujours trop prématurée du sens. Spécialiste de la pause et de la lenteur, il se méfie de la vitesse. Il est toujours trop tôt pour boucler une pensée car il manque toujours de l’information.

La stratégie implique d’éviter avec subtilité ces deux écueils, de ne pas se tromper sur ce que signifie le pragmatisme et donc d’introduire ce qu’il faut de lenteur dans ce qu’il faut de vitesse, bref de faire dialoguer la pensée et l’action.

« Il faut que l’étude stratégique soit finie en un mois », me dit ce client dont l’entreprise se situe justement dans le secteur de l’économie de l’information. Je consulte mon agenda, impitoyable juge du possible.

« Et pourquoi faut-il aller si vite ?

-       Parce que.

-       Parce que quoi ?

-       Parce que dans mon métier tout va vite. Et puis si on peut faire une chose en un mois au lieu de deux, c’est toujours mieux. »

Il y a dans la conviction qu’il est toujours préférable d’aller vite plutôt que lentement un irrespect pour les lois de la pensée. Le client qui me dit cela m’a par ailleurs posé un problème stratégique auquel il réfléchit depuis plusieurs années. Et il n’y réfléchit pas seul mais avec son associé. Tous les deux sont extrêmement affûtés (animant des réunions avec les deux, j’ai parfois l’impression de jouer en simple contre un double dont chacun des membres est plus fort que moi). La seule chance que nous avons de trouver à trois des idées nouvelles et pertinentes qui leur ont échappé en trois ans suppose de changer le cadre de la réflexion, en particulier dans son inscription dans le temps. Or mes deux aimables duettistes ont les caractéristiques de leur métier. L’oreillette constamment vissée dans l’oreille droite, je ne suis pas toujours sûr, lorsqu’ils ont l’air de me parler, que leurs propos ne s’adressent pas à un correspondant éloigné. La première leçon de stratégie consista donc à apprendre à fermer son téléphone portable, la deuxième à ne pas sortir toutes les cinq minutes de la salle de réunion.

Ceci pour dire que même chez les personnes les mieux intentionnées et les plus affûtées, le dialogue de la pensée et de l’action ne s’inscrit pas facilement dans le temps car lente est la pensée et rapide l’action. Il y a bien primat de l’action en ce sens qu’elle est sollicitée par la réalité observable – il faut réagir à l’événement – et impose son tempo rapide. « Au début était l’action », écrit Goethe. Certes, mais la stratégie n’en reste pas au début.

L’idéologie comme inverse de la stratégie

            « La guerre, c’est la pensée dans le fait. »

            Napoléon

Traditionnellement, la stratégie militaire, qui est à l’origine de la pensée stratégique, énonce trois principes :

  • Le principe de concentration des efforts. Il faut concentrer l’effort sur un point : le Schwerpunkt. Cela permet d’être le plus fort au point choisi.
  • Le principe de liberté d’action. Si on perd sa liberté, l’adversaire vous la prend.
  • Le principe d’économie des forces ou principe d’efficacité. Il faut constituer un système de forces proportionnées à l’efficacité recherchée.

Il serait vain de transposer ces trois principes dans l’ordre de l’économie (concentration des forces égale effet d’expérience, etc.) puisqu’une comparaison n’a jamais valeur d’argument. Il est néanmoins permis de s’étonner qu’il puisse y avoir des principes généraux en stratégie.

En effet, si le fait est premier, il est dangereux de lui appliquer des principes généraux. Si un principe est général, c’est qu’il est premier. La stratégie étant essentiellement pragmatique, elle ne saurait admettre une idée qui s’imposerait à toutes les réalités.

De ce point de vue, il est exact de dire que l’idéologie – comme idée première et s’appliquant en toutes circonstances – est l’inverse de la stratégie.

Il est toutefois dangereux, ayant compris cela, de vouloir exclure l’idée de la stratégie, de fonder son pragmatisme sur l’exclusion de la pensée, bref de ne pas voir ce que veut dire Napoléon quand il affirme que la guerre est la pensée dans le fait. Ceci pour deux raisons au moins :

  • L’idée n’est pas extérieure à la réalité mais ce qui permet de la connaître. Lorsque nous parlons de la réalité, nous parlons de ce que nous en connaissons. Or notre connaissance de la réalité se fait à partir d’idées. C’est une grande naïveté constamment dénoncée par la philosophie d’imaginer que nous pourrions connaître la réalité en soi, sans interférence de notre entendement, de notre façon de penser. L’idée est dans toute connaissance et de ce point de vue, il n’y a pas de vision non idéologique du monde. Le philosophe des sciences Thomas Kuhn a théorisé ce point de vue en disant que la connaissance procède de paradigmes, c’est-à-dire de grandes structures. Le paradigme a deux caractéristiques choquantes : il est irréfutable par décision méthodologique et il conditionne la lecture des faits. Ces deux caractéristiques impliquent que dans le paradigme, le fait n’est pas premier.
  • Les idées apportent une compréhension de la réalité par un principe de compacité. Le physicien Werner Heisenberg rapporte dans son livre de souvenirs[7] des conversations avec Einstein. Il met dans la bouche d’Einstein les propos suivants : « Sans doute avez-vous connu également cette sensation : que l’on se trouve presque effrayé par la simplicité et le caractère compact des corrélations que la nature étale tout à coup devant soi, alors que l’on ne s’y trouvait pas préparé. Le sentiment que l’on éprouve à un tel moment est certainement tout à fait différent de la joie que l’on ressent d’avoir particulièrement bien réussi un travail de type artisanal (en physique ou hors de la physique). » Ceci signifie que les idées, en reliant des faits différents dans une explication commune, permettent à la fois de gagner du temps dans la compréhension du monde (et donc dans l’action) tout en élargissant la compréhension du monde. Ainsi que le souligne Einstein, les idées sont de ce point de vue productrices de sens même si la condition de l’émergence du sens demeure dans le lien avec le fait.

L’idéologie est l’inverse de la stratégie. Ce qui précède nous montre cependant qu’il serait vain de déduire de cela qu’il faut exclure l’idée de la stratégie au nom d’un pragmatisme qui ne serait qu’une fausse compréhension du pragmatisme. « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher », disait Pascal. Exclure les idées au nom du pragmatisme, c’est vraiment trahir le pragmatisme.

La structure des lois de la stratégie

L’analyse stratégique se confronte à trois problèmes fondamentaux pour le décideur : le degré de certitude de l’expertise, le possible et l’impossible, la causalité et l’aléa.

La certitude et l’incertitude

L’analyse stratégique sert à éclairer la décision stratégique. Le décideur se trouve fréquemment face à une situation d’incertitude, il ne sait pas quelle est la bonne décision. En tant que décideur, il est identifié comme un réducteur d’incertitude. Il ne doit pas prendre des décisions qui réussiront peut-être, si la chance le favorise, il doit prendre de bonnes décisions, c’est-à-dire des décisions qui réussiront sûrement. La seule chance qu’a le décideur de réduire l’écart entre l’idéal de la bonne décision et la réalité de l’incertitude est de faire appel à de l’expertise.

Le décideur ignore en réalité la limite de certitude de l’expertise et l’expert peut avoir intérêt à le lui laisser ignorer.

Si les décideurs se posent des questions de stratégie, c’est que l’incertitude résiste à l’expertise dans ce domaine. Si le décideur imagine que l’expertise lui permet de supprimer l’incertitude, il se rassure en réduisant l’émotion négative liée au risque mais il se met en danger en se racontant une histoire qui n’existe pas.

Analyser la situation et se donner l’éclairage d’une analyse froide ne supprime pas l’incertitude inhérente au monde stratégique. Si les décideurs veulent penser le contraire, ce n’est pas pour des raisons rationnelles mais parce que le risque procure une émotion désagréable. Comme cette émotion désagréable est liée à la structure même de la réalité, il est tentant, pour s’en débarrasser, de nier la réalité de la réalité. Le stratège doit accepter et regarder en face l’émotion négative que lui procure l’incertitude pour ne pas se tromper sur ce que lui apportent réellement l’analyse et l’expertise.

Le possible et l’impossible

C’est à tort que l’on parle de progrès scientifique. La science ne progresse pas, ce sont les connaissances scientifiques et les possibilités techniques qui progressent. La science dit le possible et l’impossible et cette frontière entre le possible et l’impossible n’a aucune raison de changer. Par exemple, si le plus gros mammifère terrestre est de la taille d’un éléphant, cela tient aux lois de la mécanique. Un mammifère sur terre plus gros que l’éléphant aurait trop de risques de se casser. De même, si les plus petits mammifères sont de la taille de la souris, cela tient aux lois de la thermodynamique. Plus petits, des mammifères perdraient trop de chaleur et devraient donc consacrer trop de temps à se nourrir.

La technique, quant à elle, permet de dire ce qu’il est possible de faire et de ne pas faire à un moment donné. Bien entendu, cette limite n’a rien d’immuable sauf dans les cas particuliers où la limite tient à une loi scientifique.

Les lois de la stratégie voudraient, comme les lois scientifiques, distinguer le possible et l’impossible de façon absolue. Dans la mesure où elles font appel à des concepts, des idées et une architecture logique, elles s’apparentent dans leur formalisme aux lois scientifiques. Mais il ne s’agit que d’une ressemblance formelle. Le statut des lois de la stratégie n’est pas celui des lois scientifiques. Les lois scientifiques ont un caractère catégorique et intemporel, elles sont vraies sous toutes hypothèses et pour toujours, les lois de la stratégie ont un caractère hypothétique et transitoire. Elles sont souvent vraies sous réserve de certaines hypothèses et rien n’assure qu’elles le seront toujours (il est même raisonnable de penser qu’un jour, elles ne seront plus vraies). De plus, même sous ces conditions, elles ne sont pas vraies absolument mais souvent vraies. Il arrive que des événements ou des entreprises mettent en échec les lois de la stratégie.

C’est pourquoi il faut être prudent et modeste avant de dire que ceci est possible ou impossible, que cela va réussir ou échouer. Les lois de la stratégie n’ont pas cette vertu de réduire complètement l’incertitude. De ce point de vue, le décideur les regarde avec un peu de distance. Il y a pourtant quelques raisons de s’y intéresser :

  • Rappelons que la stratégie est le domaine où le droit à l’erreur est le plus cher. Ce qui rend rationnel de surinvestir en temps d’analyse pour minimiser le risque d’erreur.
  • Compte tenu de ce qui précède, faire de la stratégie de façon un peu formalisée, c’est simplement privilégier la prudence – vertu aristotélicienne – à l’arrogance – défaut platonicien. Comme chacun peut le constater, l’arrogance et l’idéologie sont assez bonnes camarades.
  • L’analyse ne conduit pas, hélas, à des conclusions certaines. En déduire qu’elle ne sert à rien, c’est raisonner avec esprit de géométrie là où il faudrait davantage d’esprit de finesse. Cette déduction a autant de valeur logique que le raisonnement d’un sportif qui dirait qu’il ne faut pas se préparer au match sous prétexte qu’il n’est pas sûr de le gagner et qu’il ne sait pas exactement comment va jouer l’adversaire. L’inverse logique de l’affirmation « tout n’est pas blanc » n’est pas « tout est noir ». De même, l’inverse logique de l’affirmation « l’analyse stratégique ne donne pas de conclusions certaines » n’est pas « l’analyse stratégique ne sert à rien ». En cela comme pour le reste, la logique ne doit pas exclure l’esprit de finesse.
  • L’analyse stratégique fournit un cadre de pensée. Un cadre de pensée est toujours contestable puisque le sens ne surgit pas de la pensée seule mais de la réalité quand elle se confronte à la pensée. L’avantage d’un cadre de pensée n’est donc pas de garantir la certitude mais d’obliger à penser. On peut certes décider contre l’analyse stratégique, mais dans ce cas l’analyse aura au moins eu cette vertu d’obliger à penser pourquoi l’on va à son encontre. C’est précisément à cela que sert un cadre de pensée : pour ou contre, il élève l’argumentation à son propre niveau d’exigence et de rigueur.

La causalité et l’aléa

L’aléa, le hasard, l’imprévisible, mettent en échec notre capacité à utiliser à notre profit le déterminisme et donc le principe de causalité. D’où la tentation, chaque fois qu’on ne peut pas exercer une rationalité totale, de s’en tenir à une absence de rationalité complète. Si rien n’est certain, tout est incertain et il n’y a pas lieu d’analyser.

Là encore, c’est raisonner avec géométrie sur ce qui demande plutôt de la finesse. L’inverse de « tout n’est pas certain » n’est pas « tout est incertain ». Les lois de la stratégie se rapprochent, dans leur statut, de la théorie de la rationalité limitée de Herbert Simon, qui dessine un moyen terme entre la rationalité totale et le renoncement à toute rationalité.

Rappelons que cette théorie de la rationalité limitée qui valut le prix Nobel à son auteur se fonde sur des postulats que l’on pourrait résumer de la façon suivante :

  • La décision se fonde sur l’information mais l’acquisition de cette information obéit à une loi des rendements décroissants. Acquérir l’information a un coût qui réduit puis annule le gain que l’on peut attendre en s’informant.
  • Plus une décision est projetée loin dans l’avenir, plus ses conséquences sont incertaines.
  • Le décideur rationnel ne vise pas, à travers ses décisions, des objectifs lointains parce qu’ils sont trop aléatoires. Il se contente d’objectifs limités dans le temps et donc de décisions aux conséquences limitées.

Ces postulats énoncent des évidences qu’il est parfois difficile de prendre en compte dans la pratique de l’action tant il est admis que l’imprévisible est l’ennemi du décideur et que cet ennemi doit être réduit complètement.

Seul l’imprévu est certain donc prévisible.

De cela il s’ensuit que l’attitude la plus rationnelle pour un décideur n’est pas celle d’une rationalité absolue mais celle d’une « rationalité limitée ». Ce n’est pas parce que la pensée doit se débarrasser de son arrogance qu’elle doit renoncer à saisir le monde.

Ce qui précise le statut des lois de la stratégie.


[1] Edward Luttwak : Le grand Livre de la stratégie, Odile Jacob, 2002.

[2] L’affaire était encore classée « secret défense » dans les années cinquante.

[3] Ce plan connu sous le nom de « Overlord » a consisté à préparer un débarquement dans le Pas-de-Calais, pour faire croire que le débarquement en Normandie était un leurre, et surtout à prendre des précautions pour que les Allemands ne découvrent pas ce projet de débarquement dans le Pas-de-Calais. Churchill pensait que les Allemands découvriraient de toute façon les préparatifs et qu’en plus les précautions prises pour les leur cacher les convaincraient d’une attaque imminente dans le Pas-de-Calais. C’est bien ce qui s’est passé. Machiavélique et efficace. Qui a dit que la stratégie consistait à prendre l’adversaire « dans les cornes d’un dilemme » ?

[4] On trouve dans les mémoire d’Albert Speer les précisions suivantes : « Même pendant les jours et les semaines qui suivirent, Hitler, prisonnier de sa méfiance caractéristique mais de plus en plus absurde, continua à être convaincu qu’il ne s’agissait que d’une invasion de diversion, uniquement destinée à lui faire commettre des erreurs dans la disposition de ses forces de défense. À son avis, la véritable invasion se produirait à un tout autre emplacement qui serait, lui, dégarni de troupes. La marine jugeait également le rivage impraticable pour les grandes opérations de débarquement. Hitler attendit pendant un temps l’attaque décisive dans la région de Calais, comme s’il exigeait également de son ennemi qu’il lui donnât raison : car, dès 1942, il avait fait installer dans cette région des canons de marine de très gros calibre sous des protections de béton de plusieurs mètres d’épaisseur destinés à anéantir toute flotte de débarquement ennemie. C’est la raison pour laquelle il n’engagea pas la XVe armée stationnée près de Calais dans le champ de bataille de la côte normande. » Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Fayard, 1971.

[5] Cités par le général Gil Fiévet lors de ses conférences sur la stratégie militaire.

[6] Sans développer ce sujet qui est d’un autre ordre, nous faisons ici allusion à la théorie des paradigmes de Thomas Kuhn et plus généralement aux catégories a priori de l’entendement d’Emmanuel Kant.

[7] Werner Heisenberg : La Partie et le Tout, Albin Michel, 1972.

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