Le continent magique d’Internet

Le continent magique d’Internet

Le continent magique d’Internet définit un monde sans distance et sans lieu. qui donne des effets magiques.

Il y a un théorème qui dit que sur Internet, 90 % de tout est nul. Oui mais ce qui veut dire que 10 % n’est pas nul. Ce qui constitue une valeur considérable. Vous vous rendez compte, il y a deux milliards de personnes qui contribuent à mettre de l’information sur Internet. Même si 90 % de ce qui est mis est nul – je vois les vidéos que mes enfants mettent sur Youtube, c’est nul, oui d’accord – mais il n’en demeure pas moins qu’il y a quand même beaucoup de choses précieuses.

Alors tout ceci ne serait rien si ce n’était percuté par un deuxième phénomène, c’est qu’il est apparu un sixième continent qui s’appelle Internet et en particulier les réseaux sociaux. Les moins de vingt-cinq ans ne vivent pas dans un des cinq continents, ils vivent dans un sixième continent. Et ce sixième continent a un fonctionnement très étrange. Pourquoi, parce qu’il a une propriété topologique – alors moi j’avais appris ça quand j’étais en math’ sup il y a trente et quelques années – c’est qu’il est partout dense dans les autres. C’est-à-dire qu’il a des points d’accès partout. Donc il est négation de la notion de lieu. Et la distance, franchir la distance, est quelque chose qui coûte. Donc son mode de fonctionnement est tout à fait étrange. L’autre jour, situation que vous avez peut-être vécue : mon fils a ses treize ans. Pour son anniversaire je lui dis : « Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? » Il me dit : « Je veux que tu m’emmènes au restaurant dîner place du Tertre. » Bien. Et pendant tout le dîner, il était sur sa machine à texto pour textoter avec ses copains. Alors évidemment, j’étais complètement percuté en lui disant : « Bon, si c’est pour textoter, pour envoyer des textos, pourquoi viens-tu place du Tertre ? Tu l’aurais fait aussi bien chez toi, c’est le non-sens absolu. » Et là, il me regarde consterné en se disant : « Putain, mais je savais que mon père était un vieux con, mais je n’avais pas compris que c’était à ce point. » Vous voyez, on n’est plus du tout dans le même monde.

Alors ce monde où l’information a beaucoup de valeur pour moi mais ne coûte rien et où il n’y a plus de lieu, c’est un monde magique. Et par rapport à ce monde magique – évidemment, de temps en temps il y a des bugs dans le monde magique – vous avez les natifs et les immigrés. Autrement dit, il y a un nouveau continent et c’est très clair, les gens nés avant 1985 sont des immigrés. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas grandi dans ce continent-là. Et ils l’abordent à l’âge adulte. Les gens nés après 1985 sont des natifs. Pour eux, ils n’y voient aucune étrangeté et ils s’y promènent à l’aise. Bon alors les immigrés, vous remarquerez qu’ils ont toutes les postures d’immigrés. D’abord il y a quelque chose de désagréable quand vous êtes immigré, c’est que vous ne comprenez pas bien la langue et les natifs la parlent mieux que vous. Donc vous êtes un peu empoté et un peu banlieusard. Donc déjà il y a un aspect désagréable, quand vous avez cinquante ans et que vos gamins qui en ont vingt sont plus performants que vous, c’est désagréable. Et c’est la première génération à vivre ça.

Vous faites l’expérience, vous prenez quelques quadragénaires, et puis vous entrelardez ça avec deux trois quinquagénaires et vous lancez le sujet Facebook.

- Ce que vous appelez le temps insensé, entre autres, on est dans cette espèce de continent où le temps est insensé. – Oui. – J’ai lu ça. – Oui, il y a un temps insensé. Alors avant le temps insensé, je voudrais insister sur un autre point de cette magie, c’est que dans ce continent-là, l’appropriation des causalités n’est plus le mode pertinent d’action. Je veux dire quoi ? C’est tout bête. Quand votre voiture est en panne, vous l’amenez chez le garagiste et le garagiste va chercher la cause de la panne. Chercher la cause de la panne, c’est chercher la pièce qui dysfonctionne. Quand il a identifié la pièce qui dysfonctionne, il a identifié la cause. Il change la pièce, ça marche. Donc vous voyez que résoudre le problème en recherchant la cause, c’est la bonne méthode et nous avons été formés à cela. Quand votre ordinateur est en panne, donc l’ordinateur bugue, je suis à côté de mon fils qui a vingt ans. J’en ai cinquante-sept, qu’est-ce que je fais ? Je fais ce à quoi je suis formé. C’est-à-dire, je m’arrête et je cherche à comprendre ce qui bugue. Là, mon fils se met à pianoter à toute vitesse. Et je lui dis : « Non, mais arrête de pianoter parce que si tu pianotes tu vas tout changer la configuration, donc on ne pourra pas comprendre ce qui s’est passé. » Et là encore, il me regarde désespéré. Parce qu’évidemment, quand un ordinateur bugue, le problème n’est pas de chercher la cause, le problème, c’est d’essayer des choses pour qu’il reparte. Vous savez, l’histoire des deux ingénieurs qui sont dans une voiture. La voiture tombe en panne et l’ingénieur mécanicien dit : « À mon avis c’est l’arbre à came. » L’ingénieur chimiste dit : « À mon avis c’est la boîte de vitesse », etc. etc. Et l’ingénieur informaticien dit : « Ce que je vous propose, c’est de descendre de la voiture et de remonter. » C’est-à-dire, on s’en fout de savoir ce qui bugue.

En tout cas, c’est une révolution à la mesure de l’imprimerie. L’imprimerie, elle a autonomisé le monde du savoir. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, les gens qui lisaient, qui savaient, qui avaient accès aux textes de Platon, etc. c’était quelques personnes mal reliées. Ce monde-là n’était pas autonome. Et puis le monde du savoir s’est autonomisé grâce à l’imprimerie. Donc des gens qui n’ont vécu que de ça, qui ont utilisé le savoir pour changer le monde, etc. D’où la Renaissance et le développement économique. Je pense que c’est une rupture à cette mesure-là parce que c’est une rupture d’une vision causale du monde vers une vision magique du monde. C’est-à-dire que pour le natif d’Internet, le monde est magique. On ne va pas le résoudre par les causalités, on va essayer.

L’autre jour, mon fils aîné qui est entrepreneur et qui a vingt-deux ans m’a dit une phrase – je suis consultant en stratégie, je n’avais jamais pensé à ça et pourtant c’est évident – il m’a dit : « Si ton produit marche quand il sort, c’est que tu l’as lancé trop tard. » Et je me dis, sur Internet, il a évidemment raison, je n’y avais jamais pensé. Et autre exemple, un matin mes textes se mettent avec des idéogrammes chinois ou japonais. Je cherche une demi-heure pourquoi, etc. Et comme je n’y arrive pas, j’appelle mon fils, je lui dis : « Qu’est-ce que je fais ? » Il me dit : « Vas sur un forum et pose la question, tu auras la réponse en dix secondes. » Et là je me suis dis : « Putain, j’aurais pu rester mille ans devant mon ordinateur, je n’aurais jamais pu penser à ça. » C’est-à-dire non pas chercher la cause et résoudre le problème mais chercher l’endroit où est la solution. C’est quand même un réflexe d’esprit assez simple et assez banal.

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