Hamlet et la question du moi futur

Hamlet et la question du moi futur

 

 

Décider ou ne pas déciderQuelque chose de pourri au royaume du Danemark

« Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Danemark. » Le prince Hamlet, fils du défunt roi et neveu du roi actuel Claudius, est interpellé par le spectre de son père défunt. Le spectre lui apprend qu’il a été assassiné par son frère Claudius qui a usurpé son trône en épousant sa veuve Gertrude. Il demande à  Hamlet de lui rendre justice en tuant le roi qui se trouve être son oncle et son beau-père.

Tout au long de la pièce, Hamlet hésite à occire son oncle. Même quand il apprend que le roi, inquiet de son comportement bizarre, a décidé de le faire tuer, il ne passe pas directement à l’acte. Finalement la pièce se termine par un duel qui tourne au carnage général au cours duquel périssent le roi, la reine et Hamlet.

Hormis le meurtrier lui-même, nul n’a connaissance du crime de Claudius. L’ordre qui règne au Danemark est tel que si Hamlet s’avisait de dénoncer son oncle, personne ne le croirait. Le spectre ne peut pas être considéré comme un témoin fiable. Ce qui est essentiel ne repose ici sur aucune preuve. Mais Hamlet ne peut plus vivre comme s’il ne savait rien. Il doit faire éclater au grand jour ce qui reste caché. Il simule donc la folie et organise une pièce de théâtre qui mime l’assassinat. Cette mise en scène confirme aux yeux d’Hamlet la culpabilité de son oncle mais échoue à révéler la vérité. Elle constitue un premier échec pour le jeune prince qui reste plus que jamais muré dans son savoir.

L’instant de grande tension pour Hamlet, où s’accomplit son échec, se noue lors de l’entretien avec sa mère. Le spectre de son père lui apparaît pendant cet entretien et Hamlet lui parle en présence de sa mère. Mais Gertrude ne voit ni n’entend le spectre. À moins qu’elle ne veuille pas le voir ni l’entendre. Elle interprète les paroles dans le vide d’Hamlet comme la preuve de sa folie. Hamlet est plus isolé que jamais.

La recherche de vérité menée par Hamlet n’est pas seulement la réponse à une question isolée touchant la réalité matérielle du crime. La situation de l’univers dans son ensemble est mise en question du fait que cela ait pu se produire, demeurer secret et qu’il soit impossible de faire éclater la lumière. Hamlet prend conscience de sa mission qui concerne l’univers :

« Le temps est hors des gons. Ô sort maudit

Qui veut que je sois né pour le rejointer ! »

S’il nous arrive ce qui est arrivé à Hamlet, savoir ce que personne ne sait sans toutefois en être certain, le monde nous apparaît neuf et différent. Il nous faut garder un secret impossible à communiquer. Les autres, l’ordre et la situation apparaissent, à cause de la résistance qu’ils opposent à l’émergence de la vérité, comme des moyens servant à masquer cette vérité. Par là, ils nous semblent participer du mensonge.

Ce qu’Hamlet croit savoir le sépare du monde. Il est dans le monde sans pouvoir s’y adapter. Il joue la folie. Dans ce monde faux, la folie le recouvre d’un masque qui lui permet, pensant ce qu’il pense, d’éviter l’hypocrisie, de ne pas témoigner un respect qu’il n’éprouve pas. L’ironie l’aide à éviter le mensonge. Il peut dire n’importe quoi d’ambigu et le couvrir en jouant la folie. Tel est le seul rôle qu’il puisse assumer puisque la vérité n’en tolère pas d’autre.

Le destin d’exception dont hérite Hamlet par un savoir particulier l’empêche d’agir. On a souvent dit qu’Hamlet était un lâche. C’est inexact. Il affronte courageusement la situation difficile dans laquelle le met le roi. Il prend des risques et avoue ne pas se soucier de sa vie. D’ailleurs, il ne songe pas une seconde à refuser le duel probablement piégé qu’on lui  propose.

Si Hamlet n’agit pas, c’est qu’il est isolé par son savoir.

Hamlet ou la tension du savoir et du faire

Toute décision, de même que toute stratégie, se fonde sur un savoir. La décision se différencie de la stratégie par l’émergence du décideur et de sa subjectivité au cœur d’un effort pour rendre objective la vision du monde. Tout d’un coup, je décide que je vais décider de me marier ou pas. Voir pour un moment le monde à travers cette alternative est une démarche personnelle et subjective.

Cette façon personnelle de voir le monde renvoie à un savoir qui, comme celui d’Hamlet, isole. Je me trouve tout à coup devant une situation que je suis seul à connaître, car je suis seul à me poser le problème de cette décision dans ces termes-là. Je suis le seul pour qui la situation de l’univers est mise en question par cette décision. Bien entendu les autres peuvent entrer, intellectuellement, dans les raisons que j’ai de décider de me marier ou de ne pas le décider. Mais aucun d’eux n’est concerné de l’intérieur comme je le suis, de même que personne n’est concerné comme Hamlet par le meurtre de son père et les trop rapides épousailles de sa mère avec le meurtrier. Son savoir l’isole. Il trouve répugnant son oncle Claudius. Or sa propre père partage la couche de cet homme répugnant. Voilà ce que Hamlet ne peut ni admettre ni comprendre. Plus que la mort de son père, c’est la trahison de sa mère qui le fait souffrir. Bien que le spectre de son père lui ait enjoint d’épargner tout reproche à sa mère, il ne peut s’empêcher de l’accabler. Ce en quoi il montre que sa liberté ne se soumet pas à l’ordre du spectre de son père et qu’il lui appartient de décider.

Nos actes et nos décisions sont entre les mains des autres. Il appartient aux autres, selon qu’ils renforcent ou combattent nos décisions, de leur donner vie ou mort. Une décision fondée sur un savoir non partagé, sur un savoir non partageable, est donc une décision morte avant d’être née. Elle sera à coup sûr combattue par les autres et dénuée de toute efficacité. Hamlet sait bien qu’il peut tuer Claudius. Mais comment faire pour que Claudius n’apparaisse pas alors comme la victime innocente d’un beau-fils jaloux et immoral ? Comment éviter que la position morale de Claudius n’en soit renforcée ? La décision de tuer Claudius ne favorisera pas la mise à jour du savoir qui isole Hamlet. Bien au contraire, elle ne peut que renforcer son isolement.

La décision de tuer Claudius ne résoudrait donc pas le vrai problème d’Hamlet qui est l’impossibilité de faire reconnaître ce qu’il sait, en particulier par sa mère. Au contraire, elle aggraverait plutôt la situation. Gertrude, quant à elle, a pris la décision d’épouser rapidement Claudius après son veuvage. Ce faisant, elle s’est enfermée dans un autre savoir, dans l’idée que Claudius est honnête. Toutes les tentatives d’Hamlet pour la faire changer d’idée menacent la pertinence de sa décision passée d’épouser Claudius. Gertrude combat donc son fils en l’empêchant de faire admettre ce qu’il sait. Elle sent que son fils est pour elle une menace, même si elle ne sait pas exactement pourquoi. Elle ne fera rien pour l’aider. Bien au contraire, elle rend sa tâche impossible. Gertrude préfère le mensonge qui ne la menace pas à la vérité qui la menace. Une fois encore, la vérité est révolutionnaire.

Hamlet est pris dans la tension entre le savoir  et l’action. Mieux il sait ce qu’il doit faire, moins il lui est possible de le faire. Telle est la tension d’Hamlet qui débouche sur l’impuissance.

Gertrude est prise dans une tension symétrique. Elle, elle a agi, elle a déjà décidé en se remariant. Cet acte l’empêche d’ouvrir les yeux. Car savoir remettrait en question la pertinence d’un acte déjà accompli. Plus elle agit, moins il lui est possible de savoir ce qu’elle doit faire. Telle est la tension de Gertrude, qui débouche sur la peur et le mensonge.

Hamlet sait et ne peut plus agir, Gertrude a agi et ne peut plus savoir.

Pour sortir de cette tension du savoir et du faire, il convient d’opérer un passage à la limite.

Rendre compte de son avenir

 Il y a des gens qui redoutent d’aller chez le dentiste. Le dilemme est le suivant : décider quelque chose qui me procure de la douleur. Si je prolonge la tendance à ne pas me soigner, ça ne peut que mal finir. Ce pourquoi les gens raisonnables n’attendent pas d’avoir mal aux dents pour aller chez le dentiste.

Mais curieusement pas tous.

La tension entre le savoir et le faire ne prend pas en compte le savoir sur l’avenir. Pour rompre cette tension, une décision doit prendre pied sur ce qui se passera au-delà d’elle. Le problème d’Hamlet est de ne pas envisager un instant ce qui suivrait sa décision.

Hamlet ne songe qu’au passé et oublie l’avenir. Tout au long de la pièce, il ne cesse de se plaindre de la nullité et de l’immoralité de Claudius. Mais Shakespeare ne le montre pas envisageant les dommages de cette nullité et de cette immoralité pour le royaume. Le jeune prince ne songe pas qu’il ferait un meilleur roi que Claudius et que pour  cette raison il doit prendre sa place.

L’ordre que lui donne le spectre de son père devient le centre de son existence alors qu’il pourrait être un prétexte pour résoudre un problème plus important : celui de savoir si le roi du Danemark sera digne de sa fonction. De toute évidence, Hamlet est digne de la fonction dont Claudius est indigne. Hamlet sortirait de son dilemme s’il allait de l’avant, s’il pensait qu’un moi futur l’habite et lui demande compte de son rôle dans le royaume.

Hamlet ne pense qu’à lui et oublie les Danois. Pour cette raison, il n’est pas relié au monde. Il raisonne en pleine lévitation. C’est ce que nous faisons pour les autres qui nous relie à eux. Une vie qui ne nous relie pas aux autres subit plus qu’une autre la tension du savoir et de l’action. Que l’on soit dans le cas d’Hamlet ou dans celui de Gertrude, l’impuissance est la même. Ainsi Hamlet, faute de se relier aux autres, finit de façon inepte. Il meurt jeune alors que par ses talents, il aurait pu faire beaucoup pour les Danois. Comme le suggérait Machiavel, la vérité n’existe que comme moyen d’avancer.

Ce qui nous relie aux autres peut seul donner sens à nos actes car les sens de nos actes est hors de nos actes. En ne raisonnant que par rapport à lui, Hamlet s’enferme dans un non-sens dont sa mort absurde est le juste terme.

Dans chacune de nos décisions, l’infinité de notre avenir nous convoque en notre propre lieu pour nous faire dire ce qu’il en est de nous-mêmes. Ce n’est pas seulement que chaque décision affirme notre identité, mais plus encore : dans chacune de nos décisions, notre moi présent rend des comptes à notre moi futur. Notre moi futur ne cesse de nous demander compte de tous nos actes.

Loin de sentir là une écrasante responsabilité, il faut plutôt y voir la meilleure façon de sortir de la tension du savoir et du faire. Dans chaque décision parle notre moi futur. Si nous savons reconnaître que cette voix nous parle de ce qui nous relie aux autres, la décision prend un sens qui permet de sortir du dilemme du savoir et du faire.

La responsabilité

La décision n’est que le fait d’une durée courte. Elle répond pourtant à l’appel du moi futur que l’on envisage sur une durée longue. Ce n’est pas seulement l’année prochaine que j’engage dans ma décision mais ma vie dans cinq ans, dix ans, vingt ans. C’est, à travers les autres, un horizon qui dépasse ma mort. Nous portons aujourd’hui les conséquences des décisions de nos parents, de nos grands-parents, etc. En politique, ceux qui sont à l’origine de problèmes n’en gèrent presque jamais les conséquences. Clemenceau, Wilson, Lloyd George ont-ils eu à résoudre la Seconde Guerre mondiale ?

Dans chaque décision, nous assumons une responsabilité qui de toute façon nous dépasse. Nous l’assumons dans une parfaite solitude car nos successeurs ne pourront jamais faire abstraction du savoir qu’ils ont acquis de la suite de l’histoire pour juger la décision dans son contexte de l’époque. De même pour nos simples vies, nous ne retrouverons jamais exactement les mobiles de telle ou telle décision passée. Nous ne pouvons pas faire abstraction de cet autre que nous sommes devenus depuis que nous avons pris cette décision. En un sens, notre moi présent assume des choix pris par d’autres que lui, à savoir nos moi passés successifs.

Cette solitude du moi présent devant les moi passés qu’il renie et les moi futurs qu’il ne discerne pas, ne saurait déboucher sur un renoncement à la responsabilité. Elle est au contraire la principale raison pour laquelle la décision engage complètement notre responsabilité. Car être responsable, c’est être responsable des aléas, des imprévus, des coups du sort. Être responsable du temps, en somme, et cesser de vouloir en finir avec lui. La responsabilité ne couvre pas seulement une décision mais aussi une situation avec tout ce qu’elle comporte d’imprévisible. L’aléa de nos moi passés et de nos moi futurs fait partie de la responsabilité.

Dans la décision l’homme se construit. Il tente de construire son humanité. À l’heure de la décision, sa noblesse et son humanité ne s’enracinent pas dans une pertinence, d’ailleurs peu probable, du choix mais dans la cohabitation inquiétante de sa fragilité d’homme et d’une responsabilité revendiquée.

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