Histoire de deux sourds : être conscient

Histoire de deux sourds : être conscient

 

 

Chrétien-au-travailJe suis dans la voiture avec monsieur et madame. Ce n’est pas « monsieur et madame ont un fils » mais « monsieur et madame reconduisent le conférencier ». L’intervention de l’après-midi sur le thème de la décision, devant un groupe de chefs d’entreprise, a été suivie d’un dîner avec les conjoints. Donc les épouses de ces messieurs les p-dg nous ont rejoints et nous avons joyeusement dîné.

En fait, pour ce qui me concerne, pas si joyeusement que cela. En parlant de la décision, j’ai dit que nous pouvions, par nos décisions, faire souffrir les autres sans en être toujours conscients. Et j’ai raconté quelques situations vécues illustrant ce point. À ce moment, je suis pris à parti par un participant : « Votre histoire, c’est l’histoire d’un con. » Politesse modérée dans le ton, subtilité non moins modérée dans la pensée. L’interpellation se veut définitive.

Je fais expliciter son point de vue à ce chef d’entreprise qui semble peu entravé par le doute. « Oui, vos histoires de dirigeants qui ont fait souffrir leur entourage par leurs décisions et sans s’en rendre compte, ce sont des histoires de cons. Moi, je suis toujours conscient de ce que je décide. » J’essaie d’entamer ce bloc compact de compacte certitude, mais rien à faire. D’ailleurs, ce monsieur ne manifeste pas, en première apparence, ce minimum de politesse qui transforme l’échange verbal en agrément.

Je suis l’intervenant et l’irascible participant fait figure de client, il va me faire profiter de sa mauvaise humeur mâtinée de grossièreté sans que je puisse réellement lui signifier que l’échange est sorti d’un cadre propitiatoire de mutuel respect.

À la fin du dîner, je demande qui pourrait me ramener à mon hôtel, près de l’aéroport, soit à vingt-cinq kilomètres de l’endroit où nous nous trouvons. Le hasard faisant malicieusement les choses, le même monsieur se propose gentiment. « J’habite juste à côté ». Pas si impoli que ça.

Me voilà donc en voiture avec monsieur et madame. Monsieur semble d’ailleurs avoir oublié sa mauvaise humeur de l’après-midi. Autoroute la nuit. Madame veut se montrer polie, elle alimente la conversation. « Vous êtes l’intervenant de l’après-midi. – […] – Et sur quel sujet êtes-vous intervenu ? – […] – La décision, comme c’est intéressant et qu’avez-vous dit ? »

Là, monsieur l’interrompt et reprend son numéro en conservant cette exquise délicatesse dont je suis le témoin amusé : « Ah, des conneries, je te le dis, des conneries. » Madame un peu gênée. Elle se dandine d’une fesse sur l’autre. « Oui, comme quoi nous ne serions pas toujours conscients de nos décisions et que nous pourrions faire souffrir les autres. Enfin des trucs d’intellectuel. » Le mot est lâché. C’est compris dans le forfait.

Madame détourne la conversation avec grâce. À ce moment, cette femme fine et délicate ne vibre pas à l’unisson de son mari. Et ce n’est pas nouveau. Il se joue quelque chose qui m’échappe. Monsieur se tait et madame me fait la conversation. Nous parlons de choses et d’autres. « Et vous, comment allez-vous ? » Madame me regarde droit dans les yeux, je me suis retourné pour la regarder. « Monsieur, je vais très mal », me lâche-t-elle tout à trac.

Elle intercepte dans mon regard un encouragement à poursuivre.

« Voilà, ajoute-t-elle avec une voix où vibrent soudainement les harmoniques de l’émotion, j’ai appris il y a trois jours que j’avais une maladie dégénérescente de l’oreille et que dans quelques années, je serai complètement sourde. Depuis que j’ai appris cette nouvelle, je suis dans un état de tristesse intense. » Je compatis, cette femme est encore jeune et sa vie va basculer progressivement, irréversiblement. Cette idée me traverse brièvement l’esprit. Brièvement car la tristesse des autres glisse assez facilement sur les quelques couches d’indifférence qui nous protègent le cœur.

« Mais le pire n’est pas là », ajoute mon interlocutrice qui sait ménager ses effets. Me voilà rassuré. J’entends maintenant une nuance de colère dans sa façon de s’exprimer. « Quand je suis sortie de chez le médecin qui m’a annoncé cette affreuse nouvelle, j’étais bouleversée. J’avais besoin d’être réconfortée. J’ai téléphoné à mon mari pour lui raconter ce que je venais d’apprendre. Et mon mari m’a répondu :  » Écoute, ce n’est pas le moment, je suis pressé.  » Il a raccroché et je suis restée comme une idiote sur le trottoir, avec mon téléphone dans une main et ma tristesse dans l’autre. »

Une tonne de silence dans la voiture.

Je vois venir le moment où je vais me retrouver au bord de l’autoroute en pleine nuit en tête-à-tête avec ma valise.

Bien sûr, ce monsieur n’a rien fait de criminel. Après tout, cela arrive à tout le monde d’être pressé et de ne pas avoir le temps d’écouter la personne qui lui est la plus chère. Pourtant, en me tournant vers le conducteur de la voiture, je constate qu’il accuse le coup. Un peu de sueur lui macule le front. Je suis surpris, je ne m’attendais évidemment pas à une justice si immanente.

Cédant à la facilité, j’en profite pour reprendre la main. « Est-ce que maintenant vous comprenez ce que je voulais vous dire tout à l’heure ? » Il a sa fierté dans ses chaussettes. Pour la première fois, il la joue modeste avec moi. « Tout à l’heure, je ne pouvais pas vous comprendre. » Je me demande pourquoi. Et comme il se doute que je me pose cette question, il ajoute : « Pour comprendre ce que vous vouliez dire, il aurait fallu que j’arrive à cette réunion avec suffisamment de disponibilité d’esprit. Or en ce moment, j’ai trop de soucis qui m’occupent la tête. Je n’ai pas l’esprit disponible pour ce genre de choses. » Il a dit cela avec beaucoup de gentillesse et de douceur. Avec tristesse et complaisance aussi. Finalement, je vais arriver à mon hôtel.

Sa femme intervient à son tour : « Oui c’est bien toi. En ce moment tu es tellement préoccupé par ton travail que tu n’écoutes rien, tu ne vois rien, tu ne sais rien. Tu n’entends plus rien. » Le voilà habillé pour l’hiver. Bientôt deux sourds dans la famille, ça promet pour l’échange.

Nous sommes arrivés à l’hôtel. Je prends congé en pensant que ce type de maladresse peut arriver à tout le monde. Ce monsieur ne m’a pas vraiment aidé dans mon rôle de conférencier, mais finalement, sous une enveloppe modérément sympathique, son humanité n’est pas inaccessible.

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