L’erreur de McNamara

 

L’erreur de McNamara

Bonjour les stratèges et les autres. Nous sommes à l’automne 1967 et le Secrétaire d’État à la Défense, Robert McNamara, est bien embêté. Il y a des manifestations contre la guerre du Vietnam, rien ne se passe comme prévu, il a envoyé des hommes mais le succès ne vient pas. Et sa fille a été arrêtée dans une manifestation pacifiste. Ce qui a mis son sens de l’humour à rude épreuve.

Et à ce moment-là, le général Westmorland qui commande au Vietnam vient le voir et lui dit : « Monsieur le Secrétaire d’État à la Défense, non, ça ne s’est pas passé comme prévu. Je n’ai pas gagné la guerre comme je vous l’avais promis l’année dernière et il y a deux ans d’ailleurs. Et il me faut deux cent mille hommes de plus. » McNamara qui est de culture industrielle – il a été pdg de Ford avant d’être dans la politique – comprend qu’il est en train de se faire enfumer. Quand on vous dit « je n’ai pas atteint les objectifs mais il me faut plus de moyens », ce n’est pas très bon signe. Et il fait ce que doit faire un chef dans ces circonstances-là, il va voir sur place. Il va se confronter à la réalité ; donc il programme un voyage de quinze jours au Sud-Vietnam. Il arrive et là, Westmorland évidemment lui a préparé un programme de gens à rencontrer. Et McNamara lui dit : « Eh bien non, je ne vais rencontrer aucune des personnes que vous voulez que je rencontre. Par contre je vais faire mon propre programme. » Donc il a compris effectivement que le chef qui est en difficulté n’a plus comme seule alternative que d’enfumer son supérieur. Donc Westmorland ne peut plus faire autre chose que de l’enfumer. Très bien.

Et donc McNamara qui est tout sauf bête comprend assez rapidement que les Américains ne gagneront jamais la guerre du Vietnam. À Washington il s’en doutait et là il en est complètement sûr. Alors il rentre et il vient voir Johnson – le président donc – et il lui dit : « Monsieur le Président, nous ne gagnerons jamais la guerre du Vietnam. » Que lui répond Johnson ? Johnson lui répond : « Est-ce que la présidence de la Banque Mondiale vous intéresserait ? » Autrement dit, Johnson ne dit pas du tout à McNamara qu’il a tort, parce qu’il sait bien qu’il a raison ; mais il se dit : « C’est déjà compliqué cette guerre du Vietnam, si en plus mon Secrétaire à la Défense n’y croit pas, ça va devenir trop compliqué. »

Et donc McNamara va se retrouver Secrétaire… euh pardon Président de la Banque Mondiale. Mais Johnson implicitement dit autre chose. Il dit : puisque 25 000 Américains sont morts pour rien, on va trouver une bonne raison, ça va être une bonne raison d’en faire mourir 25 000 autres. Autrement dit, moi Lyndon Johnson, président des États-Unis, je ne sais pas expliquer que j’ai fait mourir 25 000 Américains pour rien. Ça, je ne sais pas faire. Et d’ailleurs, Johnson ne va pas se représenter en 68, l’année suivante alors qu’il a des chances d’être réélu, ce qui est assez rare. Et c’est un autre président – Nixon – qui devra expliquer aux Américains que la guerre du Vietnam n’a servi à rien, que cinquante mille Américains sont morts pour rien. Enfin, pour rien non, pour affaiblir leur pays et nuire à leur patrie. Bien.

Alors, qu’est-ce que nous dit cette histoire ? Ben elle définit d’abord ce que l’on appelle, en théorie de la décision, le piège abscons, c’est-à-dire : plus une décision, une stratégie se révèle mauvaise, plus cela va me donner de raisons de continuer. C’est le piège abscons, « abscons » voulant dire obscur en l’occurrence. Et donc ce piège est absolument terrible et va se refermer sur McNamara, sur Johnson mais en bien d’autres circonstances d’ailleurs dans l’histoire. Donc il faut le détecter. N’oubliez pas ça, plus une décision a des conséquences fâcheuses, plus cela peut me donner de raisons de continuer car il est plus difficile d’expliquer que j’ai eu tort.

Deuxième point important. Ce qui peut permettre de sortir du piège abscons, c’est la confrontation à la réalité. Ce que McNamara fait de bien dans cette histoire, c’est d’aller au Vietnam pour voir. Seule la confrontation avec la réalité peut nous sortir du piège abscons. La deuxième chose qu’il fait de bien, c’est d’aller dire à Johnson qu’il faut arrêter cette guerre, même si ça a été sans succès.

Eh bien cela est une loi fondamentale de la stratégie. Quels que soient le brio de nos idées, l’intelligence de nos stratégies, nous devons toujours les confronter à la réalité. La première qualité d’une stratégie, ce n’est pas d’être intelligente, c’est d’être réaliste. C’est-à-dire dans le monde réel, de donner des résultats.

Voilà ce que je voulais dire aujourd’hui aux stratèges et aux autres.

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