Les marivaudages du réel et du virtuel

 

 

Les marivaudages du réel et du virtuel

 

 

On connaît le réel et son opposé, l’irréel. Le réalisme consiste précisément à ne pas prendre pour réel ce qui ne l’est pas, autrement dit à confronter ses croyances à l’épreuve de la réalité observable. Et l’on connaît bien et depuis longtemps le possible et l’impossible. À dire vrai, on connaît surtout le possible ; quant à l’impossible, on l’imagine. Mais on ne se contente pas toujours de l’imaginer, il arrive aussi que l’on développe une technique pour le rendre réel. Ainsi la technique consiste-t-elle à faire entrer du réel dans l’impossible. Il était a priori impossible pour l’homme du xviiie siècle de faire voler un objet de deux cents tonnes, mais il lui était possible de l’imaginer, de penser l’impossible. Puis, en deux siècles, il a su rendre réel cet impossible en construisant des gros porteurs. Faire bouger constamment la frontière entre le possible et l’impossible, telle est l’essence de la technique.

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En prolongeant son imagination par la technique, l’homme a montré que la frontière entre le possible et l’impossible était une frontière mobile.

Faire voler des avions de deux cents tonnes ? Et quoi encore ?

C’est une immense idée et c’est l’honneur de l’esprit humain que de ne pas se laisser impressionner par l’impossible, mais au contraire de l’affronter, de se le colleter sans modestie. C’est mettre de l’utopie au cœur de la vie.

Et le virtuel dans tout ça ?

Dans le virtuel comme dans les dessins animés, tout est possible. La loi de la gravité ne s’applique pas aux personnages de Walt Disney. Bien qu’il pèse probablement plus de 25 kg et qu’il n’ait pas d’ailes, grâce à la plume magique qu’il tient dans sa trompe, Dumbo peut s’envoler au moment crucial, en battant de ses grandes oreilles. Ce que le prince Charles n’a jamais réussi à faire.

Or la technique s’y est également mise : elle joue maintenant, elle aussi, au jeu du virtuel. Il ne s’agit plus seulement de faire décoller des avions, mais de créer et de montrer des images, de faire entrer du virtuel dans le possible.

Le virtuel est léger, il ne manipule que de l’information. Il n’est donc pas limité par ce que le pondérable impose d’impossible. Il ne reste qu’à y entrer.

Comme le montre le personnage interprété par Michel Blanc dans l’inénarrable série des Bronzés, la séduction amoureuse se joue entre le réel et l’impossible. « J’ai une ouverture », ne cesse de répéter le personnage du dragueur malheureux et inefficace. Enfin, c’est tout au moins possible… Cette ouverture qui concerne une personne bien réelle est-elle elle-même bien réelle ? Cette réalité d’une personne précise et d’une ouverture bien identifiée va être confrontée à la frontière entre le possible et l’impossible. « Ce soir je conclus. »

Ou pas, bien sûr.

Le râteau, version amoureuse du poteau. Le poteau que l’on peut se prendre manifeste de façon claire l’émergence du réel. La meilleure preuve que le monde n’est pas que représentation, qu’il existe un réel extérieur à moi qui peut me contraindre, c’est que je ne peux pas passer à travers les poteaux par la seule force de ma volonté. Le poteau manifeste sa réalité en me résistant. Comme les cibles amoureuses du bronzé dragueur.

Tout cela, bien sûr, c’était dans l’ancien temps, à l’heure de la drague à la grand-papa. Maintenant, sur Meetic, tout est possible. Il ne s’agit pas de draguer une cible réelle, mais tout un réseau. Pendant que je consulte Facebook – j’en ai bien le droit –, m’apparaissent sur un bandeau à droite des photos de femmes avec lesquelles on me propose d’entrer en contact. Pourquoi ? Je l’ignore. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? Comme je n’ai pas exploré la piste, j’ignore s’il s’agit de femmes réelles ou seulement virtuelles.

En tout cas, il s’agit d’amener le chaland à s’inscrire au réseau. Et, au bout du clavier, un monde virtuel bruit. Un monde virtuel qui peut se suffire à lui-même, qu’il n’est plus nécessaire de rendre réel. C’est seulement avec ce monde virtuel que l’on a affaire, le retour au réel n’est plus un objectif.

Cette mutation est explicitée dans le tableau ci-dessous :

  • l’animal ne fait pas la différence entre le réel et le possible, il ne change pas le monde puisqu’il ne se représente rien hors du réel ; pour lui, il n’y a pas de représentation élaborée, donc pas de possible hors du réel ;
  • le technicien dissocie le possible et le réel, puis il agit pour rendre réel ce qui est possible ; cela suppose d’avoir cette qualité typiquement humaine de se représenter ce qui n’est pas, de voir le possible au-delà du réel ;
  • le magicien rend le virtuel possible ;
  • l’artiste travaille dans le virtuel sans se soucier de la notion de possible.

 

  Possible Impossible
Réel Animal Technicien
Virtuel Magicien Artiste créateur

 

En se faisant image, le virtuel s’impose de façon immédiate, il rompt l’ordre des causalités, il nous met face à un possible libéré de la matière, de la pesanteur. Dans ce réel-là, tout ou presque est possible. Il n’y a plus de réel, il n’y a que du possible.

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