Les subtils et les crustacés

 

Les subtils et les crustacés

 

 

« Tout n’est pas cirrhose dans la vie, comme dit l’alcoolique. »

Frédéric Dard

 

Dans Les Caves du Vatican, grandiose sotie, André Gide évoque les subtils et les crustacés :

            « Que de souvenirs mal endormis ce mot subtil faisait lever dans l’esprit de Cadio ! Un subtil, dans l’argot dont Protos et lui se servaient du temps qu’ils étaient en pension ensemble, un subtil, c’était un homme qui, pour quelque raison que ce fût, ne présentait pas à tous ou en tous lieux le même visage. Il y avait, d’après leur classement, maintes catégories de subtils, plus ou moins élégants et louables, à quoi répondait et s’opposait l’unique grande famille des crustacés, dont les représentants, du haut en bas de l’échelle sociale, se carraient.

            Nos copains tenaient pour admis ces axiomes : 1° Les subtils se reconnaissent entre eux. 2° Les crustacés ne reconnaissent pas les subtils. »

Les caves du vaticanEn faisant l’apologie de l’acte gratuit, Les Caves du Vatican ne constituent sûrement pas un hymne à la stratégie. Cependant, la stratégie est affaire de subtils. Les stratèges sont des subtils, les non-stratèges des crustacés. De ceci quelques conséquences qui sont autant de causes d’ailleurs :

  • Il existe de multiples sortes de stratèges,
  • Il n’existe qu’une sorte de non-stratèges,
  • Les stratèges se reconnaissent entre eux,
  • Les non-stratèges ne reconnaissent pas les stratèges.

Les stratèges – subtils – se reconnaissent entre eux et savent bien qu’ils ne peuvent pas grand-chose pour les crustacés – non-stratèges. Qu’il est inutile de leur parler de stratégie. Rien à faire pour les crustacés, sinon – comme le chantait Ray Ventura – en cas d’inondation « laisser les crus se tasser ».

Adressons-nous aux subtils donc. La stratégie est subtile parce qu’elle est fille du principe de complémentarité et plus précisément de la théorie de la rationalité limitée. Le grand Einstein ne voulait pas admettre la physique quantique au nom de la rationalité totale face à une insupportable rationalité limitée dont relève effectivement cette théorie.

Voici ce que raconte Werner Heisenberg des polémiques entre Einstein et Bohr dans son livre La Partie et le Tout[1] :

«  […] Einstein n’était pas prêt à accepter qu’on lui enlevât – c’est ce qu’il devait ressentir – le sol sous les pieds. Même plus tard, lorsque la théorie quantique était depuis longtemps devenue une composante stable de la physique moderne, Einstein ne put modifier son point de vue. Il voulait bien admettre la théorie quantique comme une explication provisoire, mais non pas comme une interprétation définitive des phénomènes atomiques.  » Dieu ne joue pas aux dés « , c’était là pour Einstein un principe immuable et inébranlable. Bohr ne put que répondre :  » Mais ce n’est pas à nous de prescrire à Dieu comment il doit gouverner le monde.  » »

La rationalité totale postule que Dieu a créé un monde dont le grand livre est écrit dans un langage cohérent, rationnel, que l’on peut décrypter comme Champollion décrypta les hiéroglyphes de la pierre de Rosette. Ce qu’Einstein – immuable comme une pierre  » ein Stein  » – exprima un jour en disant : « Dieu est subtil mais il n’est pas malveillant. » La rationalité limitée quant à elle ne postule pas que Dieu existe ni que, s’il existe, il se plie à nos catégories de pensée. Il est donc vain d’évoquer Dieu dans une discussion scientifique comme le faisait Einstein. Vain plus encore de prescrire à Dieu d’être rationnel. Vanité qui n’a pas échappé au subtil Niels Bohr qui parlait souvent trop bas (« Niels parle plus fort », lui serinait sa femme) et toujours avec la finesse du principe de complémentarité enchâssé au cœur de sa pensée. Ne dites donc pas à Bohr ni à Dieu ce qu’ils doivent faire.

Niels Bohr est l’auteur de ce curieux principe de complémentarité sorti du chapeau pour donner un halo confus d’interprétation compréhensible à la physique quantique. Le principe de complémentarité, dans sa forme la plus simpliste, dispose qu’un « objet quantique » ne peut se présenter que sous la forme d’ondes ou de corpuscule. Il est les deux mais ne présente qu’un seul des deux aspects à la fois.

La rationalité limitée relève du principe de complémentarité, elle en est même l’origine puisque ce principe a été érigé au nom des limites théoriques que la connaissance scientifique s’est données à elle-même. La rationalité veut saisir et expliquer le monde, la limite indique qu’elle ne pourra pas y parvenir mais qu’elle devra néanmoins continuer d’essayer. Autrement dit, il faut essayer parce que c’est impossible.

Voilà bien une discipline pour subtils qui échappe aux crustacés.

La complémentarité dans la stratégie se ramène à cela : on cherche la bonne stratégie tout en ignorant ce qu’elle est et même si elle existe. Il semblerait logique de se dire que si on ignore jusqu’à son existence, il serait plus judicieux de ne pas la chercher.

Il m’arrive souvent de faire des conférences sur la décision. Un intitulé assez apprécié est : « La décision en univers imprévisible ». Sans s’attarder sur le fait qu’un « univers imprévisible » est un pléonasme tout comme un pré visible est bien visible. Mais bon, « univers imprévisible », ça fait bien dans le décor. Et il y a presque toujours quelqu’un pour me dire : « En fait, ce que je veux savoir, c’est comment prendre de bonnes décisions ». (Vous savez ce petit monsieur qui avant de poser sa question veut « se permettre un remarque », remarque souvent sentencieuse, parfois interminable, rarement originale). Honnêtement, ça fait un peu remarque de crustacé. Non pas que ce désir de  » bonne décision  » soit illégitime – bien sûr nous préférons tous prendre de bonnes décisions que de mauvaises, avoir de bonnes stratégies plutôt que de mauvaises – mais c’est quand même passer à côté de l’essentiel qui est ceci : quand le décideur décide, il ignore quelle est la bonne décision et c’est justement cette ignorance qui constitue son problème. Qu’il n’y a pas de méthode pour savoir de façon certaine quelle est la bonne décision.

La subtilité est de chercher avec sa raison – solide squelette de la certitude – ce qui restera de toute façon incertain. Il faut assumer la complémentarité quantique de la certitude et de l’incertitude, ce qui n’est pas affaire de crustacé.

Les théories stratégiques sont autant d’efforts admirables pour penser l’action, fiabiliser la stratégie, éviter les grossières erreurs de décision, écarter la panne de l’intelligence stratégique. Efforts conduits par des hommes remarquables. Sun Tsu, Machiavel, Clausewitz, Liddell Hart n’étaient certes pas des cloches à fromages et il y a beaucoup à gagner à se laisser lentement imprégner de leurs idées. Beaucoup à gagner certes et d’abord la modestie : plus on les connaît, mieux on perçoit les limites de ce savoir, la prudence avec laquelle il faut embrasser ce monde imprévisible. Sans oublier de l’embrasser toutefois.

La bonne stratégie n’est pas seulement celle qu’on choisit et qu’on rend bonne, c’est d’abord celle qui est pensée avec subtilité et modestie, avec l’esprit socratique de celui qui sait qu’il ne sait rien. Ce qui n’est pas tout à fait rien.

[1] Werner Heisenberg : La Partie et le Tout, Champs Science, 2010.

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