Le coup de pied aux fesses

 

Le coup de pied aux fesses

 

Bon, la première méthode baptisée par Frederick Herzberg dans son article – célèbre article À la recherche des motivations perdues – méthode du CPF, CPF étant l’abréviation de « Coup de pied aux fesses », c’est ce qu’on appelle en management la méthode directe. L’autorité. J’ai le pouvoir, je fais pression sur l’autre. Donc ça donne quoi ? J’arrive à mon bureau à cinq heures et je dis à mon assistante : « Ben voilà, il faut taper ce rapport pour demain, je le présente au client. » Et elle me dit : « Ah ben oui, mais ça, ce n’est pas possible parce que je dois aller chercher ma fille à la crèche. » Et je lui dis : « Ben écoutez madame, ça je m’en fous complètement. Si vous ne tapez pas ce rapport, je vous vire. » Vous voyez, c’est tout en nuance, tout en finesse, tout en subtilité.

Qu’est-ce qui va se passer ? Si la menace est crédible et si elle a effectivement peur d’être virée, elle va téléphoner à une copine pour aller chercher sa fille à la crèche et taper le rapport. Donc je me dis : « J’ai gagné. Ça marche. » Et c’est d’ailleurs ce que dit dans le premier paragraphe Frederick Herzberg dans son article. Il dit finalement : la méthode de l’autorité et la méthode directe, c’est quand même la plus vieille méthode de management. Et il dit : « Vous savez pourquoi ? » Eh bien parce que globalement, elle marche. Mais… on va voir qu’il y a un certain nombre de restrictions.

Alors on fait pareil avec nos enfants. Mon gamin, je lui dis à neuf heures : « Tu vas te coucher. » Il me dit : « Pourquoi ? » Je lui dis : « Tu vas te coucher sinon tu as mon pied dans le derrière. Voilà. » J’ai la maîtrise a priori de la situation donc je ne vais pas m’embêter. Alors les limites de cette méthode. Bien, vous avez compris évidemment que cette méthode consiste à créer un rapport de forces. Et ce rapport de forces, l’autre peut être tenté – et il en a même très envie émotionnellement – de le transformer en épreuve de forces. Et donc là on va savoir qui est le plus fort. Donc, n’entrez pas dans une épreuve de forces si vous n’êtes pas le plus fort. On pourrait appeler ça le théorème de Juppé – Blondel.

Et on voit sans cesse des gens entrer dans une épreuve de forces dont ils vont sortir perdant. Alors pourquoi ? Parce que figurez-vous que notre cerveau il n’est pas câblé de façon stratégique pour dire : j’irai dans une épreuve de forces si je suis le plus fort. Il est plutôt câblé sur – c’est un cerveau de chasseur – c’est : j’irai dans une épreuve de force si je suis menacé et que je ne peux pas fuir. Mais en général, quand je suis menacé, la réponse adaptée, c’est de fuir. Face à un mammouth, si vous voulez, la question de savoir si je suis le plus fort n’est pas la question pertinente. La question pertinente, c’est de savoir si je peux fuir. N’oubliez jamais ça, c’est qu’un chasseur qui survit est un chasseur lâche. Oui, ça a été bien démontré par Laborit.

D’ailleurs, on sait que dans l’environnement ancestral, c’était les hommes qui chassaient. Et il en reste quelques traces parce que si vous laissez trois femmes ensemble et que vous leur demander ce qu’elles pensent des hommes, la première chose qu’elles vous diront, c’est que les hommes sont lâches. C’est même pour ça qu’ils existent encore. Bon. Les femmes de l’assistance me comprennent. Donc je transpose, d’accord. Je transpose, ça m’est d’ailleurs arrivé ce matin. J’ai effleuré la voiture qui était devant moi au feu rouge. Ça m’est arrivé tout à l’heure. Donc le conducteur s’arrête, je m’arrête. Et il sort de la voiture, furibond, et là une bordée d’injures. Oui parce qu’en été l’avantage, c’est qu’on entend les injures parce que les fenêtres sont baissées. En hiver, on est obligé de sortir de la voiture, c’est un peu moins bien. Donc, qu’est-ce qui se passe ? J’ai touché à son territoire symbolique. La voiture, c’est le territoire symbolique. Donc c’est vécu comme une agression. D’accord ? Et il ne peut pas fuir, on est dans un embouteillage. Donc il ressent cette menace comme une agression que je ne peux pas fuir. Donc je me prépare au combat. Là vous voyez que le cerveau émotionnel va plus vite que le cerveau stratégique.

Là deux cas, quand ça vous arrive. Ou vous dites : « Non mais écoutez, je viens de suivre une conférence sur le changement et je ne vois pas pour quelle raison stratégique nous devrions… » C’est possible. Ce n’est toutefois pas le cas le plus fréquent. Il se peut que là aussi mon cerveau – ce n’est pas ce que j’ai fait ce matin, je vous le précise, je n’ai pas perdu de vue que je voulais arriver ici à l’heure et en bon état – mais il se peut aussi – ça arrive – que le cerveau émotionnel prenne le pas sur le cerveau stratégique ou le cerveau cortical et que je réponde : « Connard toi-même. » Ce n’est pas l’envie qui m’en manquait d’ailleurs, après m’être fait injurié d’abondance.

Et donc là vous pouvez voir homo sapiens et homo sapiens bis se taper dessus sans qu’il y ait vraiment de raison. À part qu’ils ont été menacés et qu’ils ne pouvaient pas fuir. L’automobile, pour ça, c’est assez redoutable.

Bon, deuxième condition, deuxième limite : l’épreuve de forces rompt la coopération. Et donc, ça marche si je n’ai pas besoin de l’autre après. Or dans les entreprises, nous sommes engagés dans des coopérations dans la durée. Donc on ne s’amuse pas à ça. Parce que j’ai dit à ma secrétaire : « Si vous ne tapez pas ce rapport, je vous vire. » Mais la suite de l’histoire : je crois que j’ai gagné. Mais le lendemain j’ai le rapport truffé de conneries et de fautes d’orthographe. Puis j’ai un arrêt de travail de trois semaines. Puis quand elle revient, elle va s’occuper de ma réputation de manager. Là je vais être habillé pour l’hiver.

Bon, donc je crois que j’ai gagné mais cette victoire me coûte beaucoup plus cher. Et ça, nous le savons bien. Nous sommes dans des coopérations durables. Donc c’est une méthode que nous employons avec beaucoup de modération. Cela étant, n’oublions pas une chose : c’est que nous sommes tous, les uns et les autres, payés pour travailler, que l’argent est le véhicule du pouvoir. Donc il y a bien des relations de pouvoir dans les organisations et dans les relations clients – fournisseurs. Donc d’autorité. Donc n’oubliez pas une chose, c’est que la première raison pour laquelle les gens font ce qui leur est demandé, c’est qu’ils sont payés pour. Donc ce rapport d’autorité existe bien en arrière-fond de l’organisation et la fait structurée. Mais ce que montrent ces limites, c’est qu’il n’est pas suffisant pour obtenir une bonne coopération et une bonne contribution. C’est-à-dire que si vous fonctionnez uniquement sur ce schéma-là, vous êtes vraiment dans la performance a minima. C’est-à-dire que les gens vont être dans la résistance, vont traîner des pieds, vont contribuer peu, vont mal coopérer. Donc nous sommes tous conscient que c’est une façon de fonctionner qui est sous-productive.

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