Dire ce qui n’est pas

 

Dire ce qui n’est pas

 

Eh bien la spécificité des hommes il y a cinquante mille ans comme aujourd’hui, c’est d’être capables de mettre de la pensée dans leur action. C’est-à-dire d’assumer, de concevoir que ses actes d’aujourd’hui – qu’il va penser – auront des conséquences dans l’avenir. Quelles sont les conséquences de cela ? Eh bien c’est l’économie, la stratégie, d’accord ? Mais c’est aussi la religion parce que c’est comme ça que l’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir. Donc la métaphysique. Et la morale. C’est-à-dire que les grands domaines qui préoccupent l’esprit humain : la connaissance, la stratégie, la morale et la métaphysique, sont issus de cette idée que nous sommes capables d’anticiper dans l’avenir les conséquences de nos actions d’aujourd’hui. Donc de les penser, donc de mettre de la pense dans l’action. Ceci s’appelle la projection.

Alors pourquoi la projection ? Pourquoi ce mécanisme de la pensée ? On peut penser qu’il est issu du langage. C’est-à-dire que à partir du moment où je sais parler, je sais utiliser le langage pour dire ce qui est. Pour désigner, décrire le réel. Je peux dire : « Cette veste est grise. » Mais je peux aussi utiliser le langage pour dire l’inverse de ce qui est. Je peux dire : « Cette veste est rouge. » Vous me direz : « C’est faux. » Certes c’est faux, mais il est vrai que je l’ai dit. Alors vous me direz : à quoi ça sert de dire le faux ? Eh bien, comme nous sommes tous des homo sapiens, nous savons que quand quelqu’un dit quelque chose de faux, comme il est vrai qu’il le dit, cela agit dans le réel. Alors vous me direz, ça veut dire quoi, ça ? Vous êtes au restaurant. Vous appelez le garçon. Qu’est-ce qu’il fait ? Il s’en va en disant : « J’arrive. » C’est-à-dire qu’il dit quelque chose de complètement faux et qui est l’inverse de ce qu’il fait. Et pourquoi il le dit ? Pour pouvoir partir. Donc c’est bien que le fait de dire quelque chose de faux est interprété par vous comme faisant sens dans le réel Donc non seulement ça a un intérêt de dire le faux mais nous passons notre temps à dire des choses fausses pour essayer de changer les choses vraies.

Vous savez, c’est comme quand vous recevez un e-mail : « La réunion aura lieu à dix heures précises. » Alors qu’est-ce que ça veut dire ? Parce que dix heures, en soi, c’est précis. C’est intrinsèquement précis. Celui qui l’a écrit sait que les réunions commencent en retard. Et qu’il veut, disant quelque chose de faux, vous inciter à arriver plus à l’heure, moins en retard. Donc ce que ça veut dire plus précisément, c’est que la réunion ne commencera pas à dix heures. C’est-à-dire que ce que ça veut dire, c’est exactement l’inverse de ce qui est écrit. Donc vous voyez que d’utiliser le faux pour essayer de changer le vrai est une habitude d’esprit assez commune. Et en particulier d’ailleurs dans les cultures françaises et japonaises. Vous savez que ce sont ce que l’on appelle des cultures à contexte fort, c’est-à-dire des cultures où pour sauver la face on ne vous dit pas ce que l’on veut vous dire. Mais on vous dit quelque chose qui vous permet de le comprendre. Un Japonais ne vous dira jamais : « J’ai trop chaud, il faut ouvrir la fenêtre. » Il vous fera une périphrase pour expliquer qu’il y a peut-être quelqu’un dans cette pièce qui a chaud. Hein.

Et un Français dans une réunion professionnelle, votre patron ne vous dira jamais : « Tu as dit une grosse connerie. » Il vous dira : « Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit une excellente idée. » Ce qui veut dire la même chose. Et comme vous êtes français, vous décryptez. Et j’ai fait le test, vous savez, ça commence très jeune. Parce que je l’ai fait avec des enfants de sept ans. Avec mes enfants quand ils avaient sept ans je leur ai dit : « Si on te dit : je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit un excellente idée, qu’est-ce que ça veut dire ? ». Ils m’ont dit : « Ça veut dire, j’ai dit une connerie. » Bon.

Par contre, vous avez des cultures à contexte faible. Culture à contexte faible, attention. C’est que vous n’avez pas à interpréter. On vous dit ce que l’on veut vous dire. Point. Aux États-Unis, si on veut vous dire : « C’est une connerie », on vous dit : « C’est une connerie. » Ni plus, ni moins. Et ça ne veut pas dire plus. Et si on vous dit : « Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit une excellente idée », ce qu’un Américain ne dira jamais, ça veut dire : « Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit une excellent idée. » Donc vous voyez, si vous voulez draguer une Américaine, ne lui dites pas : « Il serait exagéré de dire que vous me déplaisez. » Parce qu’elle ne va pas du tout comprendre. Par contre à une française… ça fonctionne très bien, elle comprendra tout de suite. Bon. Voilà.

Donc, nous sommes assez habiles pour le mensonge. D’ailleurs je crois qu’il y a un roman de Douglas Kennedy qui est fondé là-dessus. C’est l’histoire d’une femme qui a été honteusement trompée par son mari et elle dit à une amie : « Je n’aurais jamais cru qu’il puisse me mentir à ce point-là. » Et son amie lui dit non sans pertinence : « Ne néglige jamais la capacité qu’ont les hommes à mentir. » Mais en fait, quand on dit les hommes, je pense qu’il faut embrasser toutes les femmes. Bon. En l’occurrence.

Donc vous voyez, nous sommes assez habiles – et il est connu et c’est parce que nous sommes créatifs – que les hommes mentent. C’est l’espèce qui ment le plus. Alors on trouve des éléments de tromperie chez les primates. D’ailleurs, il a été étudié que chez les chimpanzés, le taux d’enfants qui ne sont pas du père qui croit être le père est de 10 % et que c’est la même chose chez les hommes. Bon.

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