Honte et management

 

Honte et management

 

 

Moi j’interviens au titre de connaisseur de l’organisation et alors je me suis creusé la cervelle, merci Thibaud, en me disant : « Mais quel rapport entre la honte et l’organisation ? ». Alors je vais commencer par une histoire littéraire en fait. Quand j’avais dix-huit ans, je suis entré en Math Sup et au programme il y avait L’Idiot de Dostoïevski. Donc pendant les vacances, j’ai lu L’Idiot de Dostoïevski. Et j’ai eu un choc – je n’avais jamais lu de roman russe, après j’en ai lu beaucoup – mais j’étais complètement sous le choc de cette lecture. Parce qu’une des premières scènes de ce livre, c’est une soirée entre Russes et le jeu de la soirée, ils décident, chacun, de raconter l’action la plus honteuse qu’ils ont commise de leur vie. Et donc ça dure comme ça des récits tous plus abominables les uns que les autres et ils pataugent dans la honte, etc. Et ça m’avait complètement déstabilisé, bouleversé ; pourquoi ? Eh bien parce qu’en fait la honte pour nous c’est un signal de ce qu’il ne faut pas dire. Alors je vous rassure, il y a des tas de gens qui s’étaient inscrits mais qui ne sont pas venus mais ils sont quand même avec nous parce qu’ils m’ont tous dit qu’ils avaient honte de ne pas venir. Donc ils sont dans la honte par la pratique mais quand j’ai fait quelque chose dont je dois avoir honte, mon premier réflexe, c’est surtout de ne pas en parler. Donc c’est une espèce de sujet qui s’auto détruit. Et ceci m’a fait penser, sur le management, qu’en fait en y réfléchissant la honte c’est un peu le soleil noir du management. Nerval parle du « Soleil noir de la mélancolie », mais… c’est-à-dire quelque chose qui vient obscurcir mais qui n’est pas tellement évoqué. Il faut un peu le soulever.

Alors le management, il y a un enfer et il y a un paradis. Alors l’enfer c’est quand du pouvoir veut manager du labeur par la soumission. Donc ça c’est ce qu’on faisait au XIXe siècle quand il y avait des mineurs. C’est-à-dire le pouvoir : je veux absolument obtenir que quelqu’un fasse un labeur, c’est-à-dire il ne va pas du tout définir la façon dont il travaille, et pour ça je ne vais pas hésiter à utiliser un rapport de forces pour obtenir la soumission. Bon ça c’est l’enfer et on nous explique que c’est ce dont il faut absolument sortir. Mais pour aller vers quel paradis ? Alors le paradis du management, il s’appelle l’empowerment et l’empowerment c’est quand un manager qui a une autorité manage des gens qui sont dans l’action, c’est-à-dire qui sont autonomes. Vous vous rendez compte que dans chaque exercice professionnel, il y a une partie de labeur, bon, et il y a une partie d’action c’est-à-dire où je définis moi-même ma façon de travailler. Donc un chirurgien il est à 99 % dans l’action, c’est lui qui décide comment il opère à chaque instant et puis il est à 1 % dans le labeur quand il fait sa note de frais ou quelque chose comme ça. Et quelqu’un qui travaille à la chaîne va être à 99 % dans le labeur et à 1 % dans l’action. Donc le paradis du management, c’est : eh bien n’utilisez pas le rapport de forces mais au contraire utilisez votre autorité pour rendre les gens le plus autonome possible pour qu’ils soient dans l’action. Ça s’appelle l’empowerment, c’est le paradis. Il y a suffisamment longtemps que je traîne dans les entreprises pour savoir que la transition de l’enfer au paradis ne se passe pas aussi simplement. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien on dit aux gens qui sont managés : « C’est très simple, il faut que vous soyez plus autonomes, que vous développiez vos capacités d’action. » Et puis on dit aux managers : « Non, non, il ne faut pas que vous soyez dans le rapport de forces, dans l’exercice brutal du pouvoir, il faut que vous fassiez grandir les gens avec votre autorité. » D’ailleurs « autorité » ça vient du mot latin « augere » qui veut dire faire grandir. Donc finalement on explique.

Dans le monde, souvent, ça ne se passe pas très bien, comme si il y avait une ombre sur cette transition. Qui est une double ombre. Quand quelqu’un est autonome et dans l’action, en fait souvent le pouvoir a du mal. Imaginez, je dis le chirurgien il est complètement autonome, mais imaginez le problème du directeur d’hôpital qui doit manager un chirurgien. Dès qu’il lui dit quelque chose, l’autre lui dit : « Non mais, tu sais opérer, toi ? Tu vas m’expliquer la vie ? » Imaginez que je suis le patron des pilotes d’Air France et que je dis au pilote que je veux le manager. Il va me dire : « Mais attends, quand il y a un problème, là, les 350 vies, c’est toi qui m’a aidé à atterrir ? Donc tu ne vas pas m’expliquer mon affaire. » Autrement dit, dans l’univers professionnel, très souvent le manager n’a pas d’autorité parce que l’autorité est professionnelle. La légitimité pour un chirurgien, c’est de savoir opérer. Ce n’est pas d’avoir des galons. Pour un chirurgien, le directeur d’hôpital n’a aucune autorité. Donc, qu’est-ce qu’il fait le manager qui n’a pas cette légitimité ? Il en a honte, bien sûr, il ne peut pas le dire, etc. La honte va faire qu’il va manager non pas dans l’empowerment mais dans l’évitement. C’est-à-dire : comme je ne peux rien lui dire, le plus simple c’est de ne rien dire. Donc c’est en fait du non management. C’est : je fais semblant d’être chef et vous faites semblant d’être salarié mais en fait il n’y a pas de relation. Et ceci est lié au fait que le manager a honte de son absence de légitimité parce que la légitimité doit être professionnelle. Donc premier soleil noir si je puis dire.

Il y en a un deuxième, c’est quand un patron qui a une réelle légitimité, une réelle autorité va vouloir transformer le labeur en action. C’est-à-dire rendre les gens autonomes. Et là il y a le problème, c’est qu’il y a des gens qui se disent : « Je ne suis pas capable d’être autonome. » Et ils ont honte. Mais surtout, il ne faut pas le dire. Donc comment ils vont compenser ça ? Par du dévouement. « Oui chef mais si je n’ai pas pris d’initiative, c’est parce que vous ne m’en avez pas donné l’ordre. » Vous entrez dans un problème, c’est-à-dire on va multiplier le dévouement pour ne pas entrer dans l’action, mais pour ne pas être pris en faute par l’autorité qui me dit : « Agis ». Mais non, moi je ne suis pas forcément capable. Donc en fait pour passer de l’enfer du management qui est le pouvoir qui manage le labeur par la soumission, au paradis du management qui est l’autorité qui manage l’action par l’empowerment, il y a un chemin à faire mais il y a un double obstacle sur ce chemin pour les acteurs. Pour les managers et pour les managés. Et il est très difficile souvent de lever cet obstacle parce que surtout le lieu de l’obstacle ne sera jamais désigné. C’est la honte. C’est que je n’ai pas confiance dans ma capacité d’autonomie et que je n’ai pas, en fait, la réelle légitimité pour occuper le poste que j’occupe. Alors ça s’appelle dans les théories du management « le syndrome de l’imposteur » dont paraît-il souffre tous les managers. Manque de légitimité c’est : « Je suis un imposteur à mon poste et en fait j’en ai honte mais je suis surtout très occupé à faire en sorte que ça ne se voie pas. Mais au fond de moi je reste un imposteur. »

L’autre idée où la question de la honte croise la question du management a été abordée par Sophie à la fois brillamment et littérairement, mais on peut essayer de rationaliser ça à travers les idées de Luc Boltanski et Thévenot dans un livre qui s’appelle Les économies de la grandeur. Et ils posent une question toute bête, c’est : comment se fait-il que nous supportions de vivre dans des organisations, dans des pays, dans un monde où il n’y a que des inégalités qu’on voit à longueur de temps tout en affichant dans nos valeurs l’égalité ? Comment nous supportons que toutes les entreprises, toutes les sociétés soient inégalitaires – je parle des sociétés capitalistes comme des sociétés communistes d’ailleurs – alors que la principale, une des principales valeurs affichées est l’égalité ?

 

Alors Boltanski et Thévenot disent : ça fonctionne en fait toujours de la même façon par un système de justification. Au fond toute la justification est là pour justifier ce qu’il appelle les économies de la grandeur. Alors il y a six principes, je vais en énoncer cinq puis le dernier concerne la honte. D’abord l’égalité elle est posée parce que nous avons posé que nous sommes tous membres d’une commune humanité. Personne ne réclame l’égalité – enfin pas grand monde – pour les animaux. Deuxièmement, le problème c’est que nous sommes membres d’une commune humanité mais nous savons que nous sommes tous dissemblables. Et donc nous n’avons pas tous les mêmes talents pour les mêmes choses. C’est cette dissemblance, évidemment, qui va commencer à poser problème. Troisième point, nous savons tous que la société fonctionne avec des états ordonnés. C’est-à-dire que nous savons tous qu’il y a des grands et des petits. Et dès que nous rencontrons quelqu’un, il ne nous faut pas beaucoup de temps pour savoir où il se situe sur l’échelle de la grandeur. Donc le pouvoir, la richesse, etc. Nous avons mille et une façons de le savoir mais en général il nous suffit de parler deux minutes avec quelqu’un pour le situer dans l’échelle de la grandeur. Et bien sûr mon attitude vis-à-vis de la personne que je rencontre va être conditionnée par la façon dont elle se positionne et moi aussi. C’est-à-dire si on est à égalité je vais lui parler à égalité, si c’est un grand, je ne sais pas, un grand patron, quelqu’un de pouvoir, je vais calquer mon attitude là-dessus et si au contraire c’est un petit, je cale mon attitude là-dessus. Un plus petit que moi. Alors comment on justifie ça, ces inégalités ? Eh bien toujours de la même façon, en fait il y a un principe… il y a deux principes, il y a un principe d’investissement et il y a un principe de bien commun. Alors le principe d’investissement c’est : les grands sont grands parce qu’ils ont fait des efforts. Moi, monsieur j’ai fait l’ENA, moi monsieur j’ai bossé à quatorze ans, moi monsieur… Enfin j’ai du mérite. Je me suis investi ce qui fait que j’ai du mérite qui justifie ma grandeur actuelle. Moi monsieur, j’ai défilé en bicorne sur les Champs-Élysées, enfin… Et deuxième principe, certes… – principe dit du bien commun – certes je suis parmi les grands mais ma grandeur sert aussi aux petits. Autrement dit, c’est le principe dit du ruissellement : si les riches sont plus riches, c’est justifié puisque ça permet aussi d’enrichir les pauvres. Alors il y a une plaisanterie que j’aime bien faire avec mes élèves à Supélec. Ils me demandent : « Qu’est-ce que vous faites comme métier ? – Je suis consultant en stratégie. » Alors ils me disent : « C’est quoi ça ? » Alors pour les provoquer je leur dis : « C’est simple, c’est comment apprendre aux riches à devenir plus riches. » Alors ils ne savent pas si c’est du lard ou du cochon, ils me disent : « Mais pourquoi vous ne l’apprenez pas aux pauvres plutôt qu’aux riches parce qu’ils en ont plus besoin ? » Je dis : « Ça c’est aussi très simple, parce qu’il n’y a que les riches qui paient pour ça. » Alors là, ils se demandent vraiment si je me fous de leur gueule. Je leur dis : « Bon, évidemment, je suis comme vous, je n’en ai rien à fiche que les riches soient plus riches, c’est pas ça qui me motive, qui m’empêche de dormir. » Simplement si les entreprises marchent bien leurs actionnaires deviendront plus riches mais vous trouverez un job à la sortie. Autrement dit ça vous profitera aussi à vous. Principe de bien commun. Et ça, c’est plus motivant. Bon.

Mais il y a un petit détail. Il y a un petit détail qu’ajoutent Boltanski et Thévenot – et qui n’est pas souvent respecté dans les organisations – qui est que nous avons tous droit à une commune dignité. Sinon, l’inégalité devient difficile à supporter. Or ce que renvoient les organisations, c’est justement quelque chose de très différent. Nous n’avons pas tous droit à une commune dignité. Alors il y a plus d’une vingtaine d’années, j’avais écrit un livre avec Bertrand Martin qui était un chef d’entreprise qui avait sauvé une entreprise qui était perdue. Ils devaient disparaître, faire faillite, etc. Et il m’avait raconté une histoire : le premier jour donc il est dans l’usine et puis à midi et demi il va à la cantine. Et quand il sort de la cantine, le délégué CGT lui dit : « Vous venez de révolutionner cette entreprise. – Qu’est-ce que j’ai fait pour révolutionner cette entreprise ? »Et le délégué CGT lui dit : « C’est la première fois qu’un directeur mange à la cantine. » C’est juste la première fois qu’un directeur mange à la cantine. Autrement dit, le fait que les directeurs ne mangeaient à la cantine avec le reste du personnel mais mangeait au restaurant faisait qu’ils ne les considéraient pas – c’est comme ça qu’ils le ressentaient – comme faisant partie d’une commune dignité. Et à partir de là, effectivement, sentiment de honte, blocage. Sophie nous l’a fort bien montré, dès que je ne me sens pas dans une commune dignité, une égalité de dignité, eh bien effectivement il y a un sentiment de honte qui va en quelque sorte bloquer le fonctionnement. J’avais assisté à des réunions de grands patrons dans mon jeune temps dans ce qui s’appelait le CNPF et qui devenu le medef. Alors par parenthèse c’était des grands chefs d’entreprise. Je ne sais pas si vous savez ce qu’on appelle en France un grand chef d’entreprise. C’est un chef de grande entreprise. Et cette confusion sémantique n’est pas sans intérêt. C’est-à-dire que le grand chef d’entreprise en fait est un chef de grande entreprise. Autrement dit la grandeur passe par transsubstantiation bien sûr de l’entreprise, de l’organisation, à son chef. C’est intéressant. Ce qui évidemment est complètement contraire au principe de commune ou d’égalité de dignité. J’avais remarqué justement pour revenir sur la nuance entre chef de grande entreprise ou grand chef d’entreprise que dans les réunions au medef, le temps de parole des individus était proportionnel au chiffre d’affaires de leur entreprise. Donc, s’il y avait bien un principe de grandeur mais ce qui voulait dire qu’autour de la table ils n’étaient pas à égalité de dignité et ils le savaient. Bon, voilà.

Ce que je voulais dire, c’est que finalement notre défi à tous dans les organisations pour coopérer, c’est d’assurer une commune dignité dans la dissemblance. Ce qui ne va pas de soi. Dès que nous sommes un groupe qui travaille, qui coopère, etc. nous sommes tous dissemblables. Et d’assurer une commune égalité de dignité dans la dissemblance, je crois que c’est un défi que je vais transmettre à l’honorable, à l’honorable Thibaud parce que maintenant vous aurez droit à un vrai intervenant philosophe.

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