La culture comme représentation infinie de la stratégie

 

 

La culture comme représentation infinie de la stratégie

 

 

Un système de représentation infini

Nous allons ici distinguer ce que l’homme réalise d’essentiel en dépassant sa condition animale. L’homme possède une dimension culturelle au-delà de sa dimension animale et cette dimension culturelle est active dans l’économie où elle devient même prépondérante ; pour traiter de la dimension culturelle dans l’économie et le travail, nous nous poserons la question suivante : pourquoi l’écroulement inéluctable du capitalisme annoncé par Marx ne s’est-il pas produit ?

Client parfaitL’homme est doué d’un système de représentation. Il ne constate pas la réalité telle qu’elle est, il se la représente. L’homme possède le langage. Or le langage n’est pas la réalité, il la dit, il la décrit. Il la trahit également. Le langage nous permet d’accéder à l’irréel, de dire ce qui n’est pas. Ainsi l’homme peut raconter des histoires et subséquemment se raconter des histoires. Il le peut si bien que le réel n’est pour lui qu’une longue histoire qu’il se raconte. Ce que nous prenons pour la réalité est en fait un film que nous nous passons dans la tête et que nous construisons à partir de la réalité.

Le langage nous permet de dire ce qui n’est pas, d’accéder à l’irréel, bref d’entrer dans le monde des représentations. Comme nous pensons essentiellement à partir de notre langage, cette permission a valeur de prescription. Nous ne savons pas penser le réel autrement que sur le mode de sa transposition par le langage.

Or cette transposition est sans limite, contrairement au réel.

L’homme est doué d’un système de représentation potentiel infini. Les représentations de la réalité qu’il peut former, n’ont pas de limite théorique. L’homme est doué de la capacité permanente de dépasser les faits pour les interpréter, puis pour créer de nouvelles réalités, etc.

La transformation des besoins

Cette capacité de représentation potentiellement infinie a trouvé son champ d’expression dans de multiples domaines : l’art, la science, la philosophie mais aussi les besoins. Le fait que l’homme ait des besoins, fondamentaux, objectifs, a conduit à considérer tous les besoins comme objectifs. Nous voudrions ici montrer qu’au contraire, tout besoins est une représentation. Tout besoin est subjectif.

Nous n’avons pas les mêmes besoins que les époques passées. Ce que nous considérons comme indispensable au confort a varié avec le temps. Cela varie également d’un point à l’autre de la planète et d’un individu à l’autre. Certains ont besoin de fumer, d’autres ne supportent pas le tabac. Le vin que buvaient les romains serait pour nous imbuvable. Les artistes qui dominent le goût à leur époque sont souvent oubliés et déconsidérés par les générations suivantes. Etc. Il n’y a pas de système de représentation absolu, toute préférence est une représentation. La consommation se construit sur le besoin, mais ce qu’elle construit plus exactement est la satisfaction du besoin. Or la satisfaction est par définition subjective. C’est la satisfaction d’un sujet, telle qu’il se la représente dans l’histoire de sa vie qu’il raconte. Une vie est une histoire qu’un sujet se raconte à lui-même, une sorte de roman. La satisfaction du besoin est un des éléments de ce roman.

L’idée que tout besoin est subjectif contredit celle qu’il existe des besoins objectifs. Pourtant, même dans la satisfaction des besoins fonctionnels se manifeste la subjectivité du goût. Rien de plus variable que les goûts culinaires. Si variables que la cuisine des uns rend les autres malades. Tous les hommes ont besoin de manger (besoin objectif), mais ils n’aiment pas tous manger la même chose (besoin subjectif).

Le processus de production s’attache à satisfaire des besoins. Mais l’objectivité ou la subjectivité d’un besoin a des conséquences importantes sur la façon dont ce besoin est satisfait par le système de production de richesse. Car les besoins objectifs sont connus, récurrents et finis. Les besoins représentés, au contraire, sont mal connus, non récurrents et infinis. Le producteur doit donc se les représenter au risque de se tromper. Un film, par exemple, est fait à partir d’hypothèses sur le goût du public. Il suppose de se représenter un besoin lui-même représenté : le goût.

Ce que Marx n’avait pas vu

La principale contradiction du capitalisme, selon Marx, est contenue dans la loi de la baisse tendancielle des taux de profit. Pour Marx, le système capitaliste organise la production en réunissant deux facteurs de production, le capital et la force de travail, dans un système de concurrence réduit à la compétition pure et parfaite entre entreprises. La compétition pousse les entreprises à substituer du capital à la force de travail pour abaisser les coûts de production. Il y a suraccumulation du capital. Ce capital est alors rémunéré par le profit qui devient une nécessité du système. Mais la compétition s’aiguisant, le capital investi n’étant pas détruit, il se produit donc une baisse des taux de profit à la suite d’une concurrence par les prix. Cette baisse des prix exacerbée par la concurrence, selon Marx, ira au-delà de ce que permettent les simples gains de productivité. Il existe un conflit objectif entre l’entreprise et son client : si le client est bien obligé de payer la force de travail qui a permis la production, puisque ce coût intervient chez tous les compétiteurs, il n’est pas d’accord pour rémunérer le capital, c’est-à-dire pour laisser un profit à l’entreprise. Autrement dit, la compétition se poursuit jusqu’à la disparition du profit pour chacun des compétiteurs. Le capital n’est plus rémunéré. Le système capitaliste vit, selon Marx, une contradiction mortelle : il ne se pérennise que par l’accumulation du capital. Or il n’a plus la possibilité de rémunérer ce capital. Telle est la contradiction liée à la loi de la baisse tendancielle des taux de profit.

« […] l’accumulation du capital doit faire la part belle au capital fixe (machines) au détriment du capital circulant (salaires), écrit l’économiste Alain Leroux (Grands Économistes et partis politiques, Économica, 1985). Car la concurrence par les prix est féroce. Pour tenir, il est nécessaire de comprimer à l’extrême les coûts de production. Pour prospérer, il n’y a d’espoir que dans la découverte d’une nouvelle technique de production ou d’un marché ignoré. La survie comme la fortune passent donc par le même chemin : l’accumulation des biens capitaux. La « composition organique » du capital se déforme, dans le sens d’une intensité capitalistique croissante. Or, ce faisant, les entrepreneurs tarissent eux-mêmes la source de leurs profits, puisque la force de travail est seule responsable de la plus-value. Le rapport entre le profit et le total du capital investi (fixe + circulant) ne peut que décroître. Et c’est avec consternation que le capital enregistre l’affaissement de ce ratio qui n’est autre que le taux de profit, unique objet de son assentiment ! »

Par delà le constat que Marx s’est trompé, que sa prédiction ne s’est pas réalisée, il est intéressant de chercher à comprendre pourquoi, dans les termes mêmes où il pose la question du rapport de forces entre la consommation et la production, entre l’entreprise et son client. On attribue souvent l’échec du collectivisme à sa volonté de modeler un homme nouveau, de faire fi de l’égoïsme ; contrairement au libéralisme qui fait de cet égoïsme la pierre angulaire de son argumentation. Mais cette réfutation ne concerne pas la baisse tendancielle des taux de profit.

Cette baisse, si elle s’est produite, n’a pas détruit le capitalisme. Et dans de nombreux secteurs, le capital est rémunéré entre dix et 20% selon le risque. La suraccumulation de capital qui s’est produite dans tel ou tel secteur s’est résolue par différents moyens : orientation du capital vers d’autres secteurs plus rentables, compétition entre les États pour favoriser ou pénaliser tel secteur ou telle entreprise. Mais au-delà de cette explication circonstancielle, il y a une raison plus fondamentale : le capital s’est orienté vers la production de produits nouveaux. En effet, le raisonnement de Marx postule implicitement que les besoins de l’homme sont finis, donnés une fois pour toutes. Or depuis l’époque de Marx, le monde économique n’a cessé de créer des produits et services nouveaux pour servir des besoins nouveaux. Le processus permanent de régénération des besoins a permis la régénération du capital. Le capitalisme n’a pas échappé à sa contradiction de base. Mais en s’appuyant sur une vision dynamique des besoins, il trouve le moyen de reculer à l’infini, pour l’instant, la matérialisation de cette contradiction. Cette dynamique des besoins avait, semble-t-il, été mésestimée par Marx, bien qu’il l’ait identifiée. Aujourd’hui, les produits que nous consommons n’ont pratiquement plus rien à voir avec ceux que l’on consommait du temps de Marx. La satisfaction des besoins engendre de nouveaux besoins, l’économie passe son temps à reculer les limites des besoins à satisfaire et les coûts des besoins déjà satisfaits. C’est le capital humain qui est porteur de cette infinitude des besoins. C’est également lui qui est porteur d’un potentiel d’innovation infini pour exciter les représentations des besoins. Autrement dit, l’évolution de l’économie et des marchés n’a pas de fin. L’homme étant doté d’une base de représentation infinie, la rencontre entre l’offre et la demande peut trouver des modalités infinies pour rémunérer le capital. Le caractère potentiellement infini des représentations induit une appétence à l’innovation qui vient heurter les thèses quantitativistes sur le devenir de l’économie.

La stratégie se définit (à première vue) pour une entreprise par la réponse à cette question : quelle est l’allocation optimum des ressources ? Et se matérialise par le choix de couples produits/marchés entre autres choix. Elle constitue donc le truchement entre le besoin du client d’un côté et la régénération du capital de l’autre. La stratégie de l’entreprise est mandatée par l’actionnaire, le capitaliste. De ce fait, un complément de définition de la stratégie serait le suivant : la stratégie est l’art de mettre en échec la baisse tendancielle des taux de profit pour le capital dont on dispose. La baisse tendancielle des taux de profit n’a pas eu lieu parce que les entreprises mettent en œuvre des stratégies depuis cent-cinquante ans et parce qu’une condition est réunie pour que ces stratégies puissent exister : la non-finitude des besoins. La lutte contre la baisse tendancielle des taux de profit conduit les entreprises à renouveler les besoins qui, étant par nature infinis, ne demandent qu’à être sollicités. Cette mise en échec se fait par l’invention d’offres nouvelles qui révèlent des besoins nouveaux. Et de fait, la différenciation ou l’invention, c’est-à-dire la capacité à faire payer par le client une différence par rapport aux concurrents, a toujours été considérée comme une stratégie générique, un des deux moyens principaux – avec l’effet sur les coûts – de restaurer les profits érodés par la compétition. Si les entreprises se sont toujours intéressées de près à l’innovation, ce n’est pas par goût inné pour la nouveauté, mais parce que l’innovation constituait une des planches de salut dans un univers stratégique qui n’en comptait pas de multiples sortes.

Dès lors, deux visions de la réfutation du marxisme sont possibles. Ou le processus de régénération des besoins est sans fin, et dans ce premier cas on peut supposer que le marxisme sera toujours réfuté, ou le processus de régénération des besoins est fini. Dans ce second cas, le système de production se heurtera tôt ou tard au paradoxe soulevé par Marx. Si les besoins doivent atteindre une limite, la baisse tendancielle des taux de profit se produira, nous serons rejoints par la contradiction du capitalisme. Si les besoins, tels que les clients les expriment, sont au contraire infinis, alors nous n’avons pas à nous inquiéter du paradoxe marxiste, même si de façon transitoire, à des époques d’impasse ou de ralentissement de l’innovation technologique, sa prophétie semblera se réaliser.

Survie du capitalisme : condition nécessaire et suffisante

Le développement précédent sur les besoins montre que le fait de disposer d’une base de représentation potentiellement infinie est une condition suffisante de survie du capitalisme. Nous voudrions montrer ici que c’est aussi une condition nécessaire.

Pourquoi soulever cette question, qui peut paraître anachronique, précisément maintenant ? Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que la baisse tendancielle des taux de profit s’est manifestée dans certains secteurs d’activité. La mondialisation de l’économie a généralisé la concurrence, empêchant les entreprises mondiales de s’implanter dans des zones peu concurrencées. Elles se sont alors affrontées dans une concurrence dure, au niveau mondial, sur leur secteur d’activité. Tel fut le cas par moment du transport aérien. À un instant donné, l’ensemble du secteur a vu disparaître les profits, avec des faillites spectaculaires de certains des plus gros acteurs. Face à cette évolution meurtrière, les tentatives d’innovation pour éviter la baisse tendancielle des prix ont échoué. Les prix mondiaux du transport aérien ont pratiquement été divisés par deux entre 1990 et 2010. Le client achetait en priorité du transport bon marché, plébiscitant les charters et autres formules peu low cost. Autrement dit, le rapport de forces entre l’entreprise et le client a tourné à l’avantage du client qui ne s’est pas laissé séduire par de prétendues innovations. Le client n’a jamais intérêt à ce que son fournisseur fasse du profit, il préfère une baisse de prix. La logique du client poussée à sa limite extrême, c’est donc la disparition du fournisseur. Ou plus précisément la défense de son propre intérêt, avec indifférence pour les conséquences néfastes que cela peut avoir pour les fournisseurs.

Plus généralement, l’interrogation sur l’extension infinie ou indéfinie des besoins se pose d’autant plus fortement que les besoins élémentaires des consommateurs sont satisfaits. On peut estimer que certains besoins élémentaires sont d’une part indispensables, d’autre part communs à tous les hommes (se nourrir, se vêtir, se loger, se déplacer). Tant que l’ensemble des ces besoins n’est pas satisfait, la consommation ne se tarira pas. Par contre, d’autres besoins des consommateurs, au-delà des besoins strictement fonctionnels, servent à se faire plaisir (loisirs, etc.). Bien entendu, ces besoins n’ont pas le même caractère de nécessité que les besoins fonctionnels, ils sont variables d’une personne à une autre, ils sont variables dans le temps et ils font référence au goût des consommateurs, à leurs représentations de leur propre plaisir.

Avec l’augmentation du pouvoir d’achat, avec l’avènement de la société de consommation, les représentations des consommateurs sont de plus en plus sollicitées. La consommation pour le plaisir, les loisirs, est commandée par les représentations du consommateur. Les entreprises, pour n’être pas complètement soumises par ces représentations, ont cherché à les modeler par une communication adaptée. La publicité prétend modeler les représentations des consommateurs. Avec un certain succès. Le fait que les entreprises aient eu besoin d’exciter les désirs et les mentalités des consommateurs pour les amener à consommer, montre bien que le système capitaliste s’était détourné de son objectif initial – fournir les hommes en biens et services utiles – pour en adopter un autre plus menacé : éviter la suraccumulation du capital et subséquemment la disparition des profits. L’économie était dès lors commandée par la nécessité de sauvegarder le système de production et donc la rentabilité du capital plutôt que par la satisfaction des besoins réels qui n’apparaissait plus que comme une conséquence incidente. La publicité et le marketing se révèlent être les outils préférés de la stratégie.

Le fait que tout besoin soit représenté a orienté le système de production depuis son origine, par le biais de la stratégie. Oui la satisfaction des besoins reste la cause première et la fin dernière du processus de production. Mais ce processus ne construit plus son succès, comme au temps de Marx, sur la seule capacité à fournir des produits et services performants. Il lui faut aussi produire des représentations de besoin. Travail sans stratégie ne sert plus à rien.

Les besoins élémentaires sont finis, seuls les besoins représentés sont infinis. C’est donc bien dans les représentations que l’économie peut trouver une ouverture sur l’infini. Si l’on s’en tenait aux besoins finis, le transfert travail /capital irait à son terme pour produire exactement ce que souhaitent les hommes. Alors l’économie s’effondrerait faute de rémunérer le capital comme l’avait annoncé Marx. Autrement dit, l’infinitude des représentations est une condition nécessaire de survie du capitalisme.

Comme seul le capital humain possède la capacité de créer et structurer des représentations, la substitution capital/travail ne pourra jamais aller à son terme. Il y aura toujours un travail que les machines ne feront pas : l’innovation. Par contre, l’accumulation du capital, si elle n’a pas la fâcheuse conséquence annoncée par Marx, en a une autre beaucoup plus importante : le travail change de contenu. Tout travail qui peut être automatisé le sera tôt ou tard – par le mécanisme de transfert travail/capital. Ne reste donc à terme que le travail qui ne peut pas être mécanisé, c’est-à-dire le travail qui consiste à gérer de l’information.

 

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