Le cas Albert Lebrun : « Qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État »

 

 

Le cas Albert Lebrun : « Qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État »

 

 

« […] Enfin, M. Albert Lebrun vint joindre à l’approbation générale celle du fantôme mélancolique de la IIIe République.Albert_Lebrun_1932_(2)

Je le reçus le 13 octobre.  » J’ai toujours été, je suis,  » me déclara le président,  » en plein accord avec ce que vous faites. Sans vous, tout était perdu. Grâce à vous, tout peut être sauvé. Personnellement, je ne saurais me manifester d’aucune manière, sauf toutefois par cette visite que je vous prie de faire publier. Il est vrai que, formellement, je n’ai jamais donné ma démission. À qui, d’ailleurs, l’aurais-je remise puisqu’il n’existait plus d’Assemblée nationale pour me remplacer ? Mais je tiens à vous attester que je vous suis tout acquis. « 

Nous parlâmes des événements de 1940. Albert Lebrun revint avec chagrin sur cette journée du 16 juin où il avait accepté la démission de M. Paul Reynaud et chargé le Maréchal de former le nouveau ministère.  » Ce qui m’a, dit-il, décidé dans le mauvais sens, comme la plupart des ministres, ce fut l’attitude de Weygand. Il était si catégorique en exigeant l’armistice ! Il affirmait si péremptoirement qu’il n’y avait rien d’autre à faire ! Pourtant je croyais, comme Reynaud, Jeanneney, Herriot, Mandel, vous-même, qu’il fallait aller en Afrique, qu’on pouvait poursuivre la guerre avec l’armée qui s’y trouvait, les forces que l’on avait encore les moyens d’y transporter, notre flotte intacte, notre empire, nos alliés. Mais le Conseil a cédé aux arguments véhéments du Commandant en chef. Que voulez-vous ? On lui avait fait une telle réputation ! Ah ! quel malheur quand, dans l’extrême péril, ce sont les généraux qui se refusent à combattre ! « 

Le président Lebrun prit congé. Je lui serrai la main avec compassion et cordialité. Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. »

Charles de Gaulle : Mémoires de guerre, Le Salut

Ce passage des Mémoires de guerre raconte un des épisodes les plus burlesques de la vie d’un chef d’État Charles de Gaulle qui pourtant n’en manque pas. À l’automne 1944, Albert Lebrun, dernier président de la IIIe République vient voir le maître de l’heure sans que le but de cette audience soit connu. Les deux protagonistes de l’entretien n’ignorent pas que de Gaulle a un « sujet » comme on dit avec Albert Lebrun. En effet, Lebrun fut l’homme du mauvais choix, celui qui à l’heure suprême se trompa d’aiguillage. Bien qu’opposé à l’armistice, il nomma le 16 juin 1940 Pétain à la présidence du Conseil. Pétain qui ne cachait pas son intention de cesser le combat.

En deux manœuvres et quelques jours, Pétain signa l’armistice et écarta Lebrun du pouvoir aggravant la faute du président de la République du sceau de l’irréparable. Faire en toute conscience le mauvais choix au moment décisif, voilà ce que de Gaulle ne peut ni admettre ni pardonner. Son action désespérée pendant la guerre n’aura qu’un objectif, diminuer les conséquences de la faute de Lebrun.

Lebrun l’embrumé.

Qui est donc cet Albert Lebrun ? Le prototype de l’homme politique de la IIIe République. Il a suivi la voie normale, franchissant allègrement toutes les haies : parlementaire, ministre, jusqu’à la consécration suprême en 1932. Après l’assassinat de Paul Doumer, il est élu président de la République d’une République qui est si peu présidée. Il y a aujourd’hui en France moins d’avenues Albert-Lebrun ou même Gaston-Doumergue (le prédécesseur de Paul Doumer) que d’avenues Paul-Doumer. Mais Paul Doumer a eu la chance ou le bon goût de se faire assassiner. Ce qui montre que ces présidents assuraient leur célébrité en cessant d’exercer cette fiction de présidence. Retour à la réalité. C’est d’ailleurs ce sujet – sa non présidence – dont Albert Lebrun vient assommer de Gaulle qui n’en peut mais.

Seule note un peu spécifique dans la biographie d’Albert Lebrun, il est sorti major de Polytechnique. Est-ce lui qui inspira au saint-cyrien de Gaulle cet aphorisme moqueur : « Il est plus difficile de sortir de l’ordinaire que de sortir de Polytechnique » ? Toujours est-il que de Gaulle constata, en ces dramatiques jours de juin 1940, qu’Albert Lebrun ne sortait pas de l’ordinaire.

 Ce qui s’est passé ce 16 juin 1940 à Bordeaux – en l’absence de De Gaulle qui était à Londres ce jour-là – à l’issue du conseil des ministres est un mystère historique. Un mystère hélas tragique. Le président de la République Albert Lebrun est contre l’armistice, le président du Conseil Paul Reynaud aussi. Ces deux personnages consultent les présidents des deux chambres – Jules Jeanneney et Édouard Herriot – qui se prononcent l’un et l’autre contre l’armistice. En conclusion de la journée, Reynaud démissionne et Lebrun confie la présidence du Conseil à Pétain, c’est-à-dire à celui des ministres qui anime le parti favorable à l’armistice.

Pourquoi prendre une décision aussi contraire à ce que l’on veut vraiment ? C’est ce que Lebrun tente d’expliquer lors de cette visite d’octobre 1944 à de Gaulle.

Albert Lebrun, fidèle à son indécision congénitale, reporte la cause de son erreur sur un autre, sur Weygand en l’occurrence. On dirait un enfant pris sur le fait et qui tente d’expliquer, forcément maladroitement, que ce n’est pas de sa faute. Naturellement, de Gaulle ne le prend pas au sérieux et le passage respire la franche ironie.

Un chef peut être sympathique ou antipathique, visionnaire ou terre à terre, attentionné ou distant, mais il ne peut pas se montrer irresponsable sans cesser d’être chef. Telle est la morale de ces quelques mots. Or il est deux façons de fuir ses responsabilités : ne pas prendre les décisions que l’on devrait prendre conformément à ses convictions et rejeter la responsabilité de ses erreurs sur les autres. Albert Lebrun a tout du cumulard – spécialiste de la double faute en l’occurrence – et il semble bien que la guerre ne lui ait rien appris. Après avoir été major de Polytechnique, il est sorti major d’irresponsabilité de la IIIe République qui avait cultivé le genre.

Quatre ans après les événements, il ne semble toujours pas avoir compris que c’était à lui seul de décider, que l’aiguillage qu’il allait prendre était entre ses mains. Bref qu’il était président de la République. Il note d’ailleurs qu’il ne l’est plus alors qu’il n’a pas démissionné. De Gaulle a beau jeu de ricaner. Lebrun fut si peu président de la République que cesser de l’être ne fit pas une différence très sensible. « Un taxi vide s’arrête devant l’Élysée, Albert Lebrun en descend », pourrait-on dire en plagiant Churchill.

Après l’échec de la Baie des Cochons, le 14 avril 1961, Kennedy dit en substance à ses conseillers : « Vous m’avez conseillé cette expédition qui se révèle un désastre et me ridiculise. J’en porte la responsabilité, j’avais qu’à ne pas vous écouter. » Cela était d’un chef.

Le président qui s’attribue les oripeaux du pouvoir sans en exercer les responsabilités transforme l’État en théâtre d’ombres. Ces réunions de Conseil des ministres ressemblent à un État mais ce n’en est pas un. Les ors du pouvoir sont parfois vides.

La IIIe République ressemblait beaucoup à une république puisqu’elle en possédait les formes : président de la République, président du Conseil, ministres, Sénat, Chambre des députés, costumes, palais, etc. Mais ceci n’était qu’apparence, il ne s’agissait pas d’une république puisque ce que les gouvernements devaient faire n’a jamais pu être fait, ainsi qu’il est apparu en juin 1940. Même les hommes politiques conscients des dangers de la situation n’ont jamais pu peser sur les décisions. Politique fantomatique du théâtre d’ombres.

Cette ombre de pouvoir n’est que mensonge et tromperie, outre gonflée de son propre néant qui abuse les naïfs.

Outres débordantes de votre suffisance et de votre insuffisance, comme votre ridicule présence nous est familière, comme votre pesante nullité nous accable de son vide sidéral ! Il devrait y avoir un prix Albert Lebrun du responsable le plus irresponsable.

Mais cette ombre de pouvoir n’abuse pas l’auteur des Mémoires de Guerre qui pointe qu’il n’y avait pas d’État dans cette apparence d’État.

Ainsi la leçon de ce passage n’est pas seulement que le chef est celui qui décide et assume ses responsabilités. Cela est assez banal même s’il n’est jamais malvenu de le rappeler face au flot montant de la nullité irresponsable. L’autre leçon est qu’il ne faut pas se laisser enfumer et distraire par les théâtres d’ombres qui sournoisement nous endorment. Paul Reynaud qui était contre l’armistice et capable de décider s’est laissé enfumer par Albert Lebrun et Pétain. Il a confondu le théâtre et la réalité et cette confusion fut tragique.

Il y a des théâtres d’’ombres qui ressemblent à des abattoirs. Comme De Gaulle, partez à Londres plutôt que de vous y laisser conduire.

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