Le sixième continent

Le sixième continent

Les États et les hommes se répartissent sur cinq continents. C’est du moins ce que l’on apprend à l’école. Et cela était vrai jusqu’à l’apparition d’un sixième continent : Internet. Des centaines de millions de Terriens s’y rendent chaque jour, le coût du voyage étant dérisoire. Ils y dialoguent, ils s’y divertissent, ils y font du commerce, ils y produisent de la valeur, ils y recherchent et développent des rencontres amoureuses ou amicales. Bref ils s’y livrent à toutes les activités typiquement humaines : production, échanges, divertissements.

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Ce continent est apparu assez rapidement, en une dizaine d’années, et le temps que les Terriens y passent augmente rapidement. Il prend donc une importance croissante dans l’expérience humaine et dans l’organisation mondiale.

Il a les caractéristiques suivantes :

  • Ce n’est pas un continent, justement, il ne se définit pas par son lieu : ses frontières sont fractales, c’est-à-dire qu’elles sont formées par la multitudes des terminaux qui se trouvent dans les foyers et les bureaux. Il ne s’agit d’ailleurs pas à proprement parler de frontières, mais plutôt de points d’échange avec l’intérieur du continent, qui n’est pas localisé. Internet, c’est l’apparition du monde fractal dans le monde des hommes.
  • La distance existe, mais elle est uniforme : la distance entre deux points quelconques du réseau est toujours la même. Dans ce continent, la distance physique n’a pas de pertinence.
  • Ce continent n’est pas divisé en États, il n’a ni gouvernement ni président. Il n’y a pas à proprement parler de loi, puisqu’il n’y a pas de puissance légitime pour la faire respecter.
  • Pour bien des personnes, son attrait naît de cette absence de règle. Le lien n’engage pas, l’identité n’engage pas, puisque l’on peut souvent utiliser des pseudonymes. Ce continent permet d’explorer ce que serait la vie sans règle et sans engagement, comme le font ces internautes qui voyagent sur des sites de rencontres avec quinze identités différentes.
  • L’identité de l’individu est difficile à repérer et à caractériser. On n’a plus affaire à un individu physique, mais à un correspondant virtuel.
  • Les modes de sociabilité sont bouleversés. On commence à s’en apercevoir sans pour autant avoir clairement défini ce qu’ils deviennent. La sociologie d’Internet reste à faire.

Il existe une branche des mathématiques appelée « topologie », qui est une géométrie sans distance. Dans cette géométrie, il n’existe pas de triangle ni de cercle, de droite ni de courbe, puisque tout y est déformable. En revanche, on y utilise les notions d’intérieur et d’extérieur, d’ensemble ouvert ou d’ensemble fermé. Immergé dans les cinq autres continents, le continent Internet donne une bonne métaphore de la topologie mathématique en ce qu’il définit une nouvelle topologie du monde. Il devient de plus en plus dense dans le monde.

Hiérarchie et gouvernance

Les États imposent leur ordre sur un territoire par une gouvernance hiérarchique et coercitive. Si la négation de l’espace nous inquiète, c’est parce qu’elle empêche les États d’exercer leur coercition et donc de maintenir un ordre mondial. Voici une liste de problèmes dont il est clair qu’ils ne seront pas résolus par la volonté d’un seul État :

  • le maintien des ressources en poissons dans les océans ;
  • le réchauffement de la planète ;
  • l’aide qu’apportent les paradis fiscaux à la criminalité internationale ;
  • les épidémies ;
  • la réduction de la biodiversité ;
  • l’épuisement des ressources naturelles ;
  • la réduction des forêts ;
  • la dissémination d’armes de destruction massive ;
  • le terrorisme international ;

Cette liste n’est sûrement pas exhaustive, mais il est assez probable que, parmi les enjeux cités, certains se révéleront décisifs et peut-être même vitaux pour les prochaines générations, même si nous ne savons pas encore lesquels. Autrement dit, l’humanité se trouve probablement devant des problèmes cruciaux que l’ordre westphalien ne peut pas résoudre. Elle invente donc un autre ordre des choses.

 

Ce nouvel ordre des choses, que l’on peut appeler « gouvernance », est fondé sur la négociation et la coopération internationales entre des entités, des États, qui n’ont pas de moyens de coercition les uns sur les autres. Aucun n’a la possibilité d’en soumettre un autre à sa propre volonté comme le permettait la guerre entre États souverains. Bien sûr, dans ce type de négociations, les pressions existent puisque les intérêts sont imbriqués. Mais il s’agit néanmoins de négociations, pas d’imposition.

Ce modèle de gouvernance est également valable pour l’entreprise car, là aussi, il devient difficile de gouverner par l’exercice pur et simple de l’autorité et de la force.

Pour qu’une organisation puisse fonctionner avec un pouvoir central qui prévoie les situations et contrôle les acteurs, il faut deux conditions :

  • que ce pouvoir ait une information complète sur ce qui se passe dans l’organisation ;
  • qu’il ait des moyens de contrôle sur ce que font les acteurs.

Depuis longtemps, les personnes qui étudient les organisations ont montré que ce modèle théorique de fonctionnement défini au début du xxe siècle ne correspond pas à la réalité, et cela pour au moins trois raisons :

  • en tant qu’être émotionnel, l’acteur est sensible à la qualité et à la quantité des relations qu’il a sur son lieu de travail ; il faut donc gérer les relations humaines dans leur aspect émotionnel, ce qui rend le management plus compliqué et moins objectif ;
  • l’acteur est détenteur d’une parcelle de pouvoir, en particulier chaque fois qu’il est en situation de réagir à un événement imprévu ; il utilisera donc cette parcelle de pouvoir pour négocier sa soumission ; implicitement, il dit à son manager : « Je travaillerai comme toi tu le souhaites si de ton côté tu consens à me laisser tel et tel avantage » ;
  • l’information pertinente n’étant pas vraiment centralisée, l’organisation apparaît complexe en ce sens qu’elle ne réagit pas forcément comme on pourrait le penser ; de ce point de vue, l’organisation paraît en partie ingouvernable depuis le centre, comme si elle possédait d’infinies possibilités de résistance et de dissimulation.

Connus depuis longtemps, ces phénomènes ont été étudiés en détail depuis les années 1930 et font l’objet de nombreux livres et enseignements. Ils ne concernent pas directement le sujet de la mutation, à un détail près cependant : la mutation en cours accentue les deux derniers phénomènes.

La déstructuration de l’espace se manifeste par une décentralisation de l’information qui, à son tour, accentue la décentralisation du pouvoir. Dans ce contexte, le management autoritaire et centralisateur perd de son efficacité. À l’autorité se substitue la négociation. Ce qui se passe au niveau international peut alors servir de guide et d’inspiration pour tous ceux qui exercent des responsabilités dans des organisations.

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