Niels Bohr et la complémentarité

 

 

Niels Bohr et la complémentarité

Particules et partie tête

atomeNiels Bohr (1885 – 1962), physicien danois, s’intéresse dès sa jeunesse à l’atome. Après avoir travaillé avec Ernest Rutherford (1871 – 1937), il propose en 1913 un modèle d’atome, l’atome de Bohr, qui rompt en partie avec le modèle planétaire de Rutherford. Pour Rutherford, l’atome ressemble à un système solaire en miniature. Des électrons tournent tels des planètes autour du noyau soleil. Ce modèle simple a l’inconvénient de ne pas rendre compte de la stabilité de l’atome. Le modèle d’atome que propose Bohr en 1913 ne constitue pas non plus un modèle finalisé en ce sens qu’il ne rend pas compte des observations. C’est un modèle exploratoire, à développer et affiner. Les physiciens ont remarqué que les forces connues à l’époque ne peuvent pas rendre compte de la structure de l’atome. Si l’on s’en tient à la force électromagnétique, l’électron devrait tomber sur le noyau. Bohr propose un modèle où les changements d’orbite de l’électron sont suscités par des émissions ou des absorptions de lumière. Cette idée va s’avérer féconde, elle constitue une des clés de la physique quantique.

En 1900, Max Planck (1858 – 1947) avait dû supposer que la lumière n’existait que par quantités finies pour expliquer le rayonnement du corps noir. Premier péché contre la physique classique. Depuis un siècle, il avait été prouvé expérimentalement, en effet, que la lumière est une onde continue. En 1905, Albert Einstein (1879 – 1955) explique l’effet photoélectrique à partir de l’hypothèse de Planck dont il étend ainsi le champ de validité. Deuxième péché. En 1913, Bohr commet le troisième péché avec son modèle d’atome. En 1924, Louis de Broglie (1892 – 1987) en commet un quatrième en supposant que toute la matière est aussi lumière. La dualité onde – corpuscule, en cours de découverte pour la lumière, est ainsi étendue à toutes les particules. On passe alors du péché véniel – celui qui peut être remis – au péché mortel, celui qui ne connaît point de pardon. Avec l’hypothèse de Louis de Broglie, l’espoir de ramener la physique de l’atome, après quelques incartades de jeunesse, dans le giron de la physique classique, s’éloigne à jamais. On a passé le point de non retour.

En cette même époque, les découvertes s’enchaînent très vite. En 1923, Bohr essaie une dernière fois de construire un modèle d’atome à partir des trajectoires des électrons autour du noyau (statistique de Bohr-Kramers). Son échec – le modèle ne rend pas compte des mesures – le convainc de renoncer à l’idée que les électrons se meuvent autour du noyau. C’est dans ce cadre que travaille Werner Heisenberg (1901 – 1976) en 1925. Cinquième péché, mortel lui aussi, le modèle que proposent Heisenberg, Pascual Jordan (1902 – 1980) et Max Born (1882 – 1970) renonce à définir une particule à partir de sa position et de sa vitesse. Leur modèle ne sera jamais pris en défaut. L’année suivante, Erwin Schrödinger (1887 – 1961) propose un modèle apparemment plus classique de l’atome. L’espoir renaît de sortir ainsi de l’impasse, même si le modèle de Schrödinger se développe dans un espace imaginaire, l’espace des phases. La même année, Paul Dirac (1902 – 1984) démontre l’équivalence du modèle de Schrödinger et du modèle de Heisenberg – Jordan – Born. Cette fois-ci, tout le monde est bien dans le même sac et il n’y a plus d’échappatoire possible.

Inventaire après un désastre

Si l’importance du désastre a été perçue dès 1926, son ampleur n’est apparue que peu à peu. Les physiciens n’en finissent pas de dresser l’inventaire des conceptions du sens commun remises en question par la physique quantique. Les voici dans l’ordre où ces remises en question ont été formulées.

La notion de trajectoire

Une des premières idées qui apparaît dans le modèle de Heisenberg, c’est qu’on ne peut pas connaître simultanément la position et la vitesse d’une particule. Selon ce modèle, la notion de trajectoire d’une particule n’est pas un concept opératoire pour décrire la réalité de façon objective, ou du moins pour la décrire systématiquement avec efficacité. Idée troublante car dans certaines situations, la description à partir des trajectoires reste valable. Le mode de description de la réalité dépend de la situation elle-même. Il faut renoncer à l’idée que la trajectoire soit un mode de description universel.

Un espace objectif

À partir de 1935, une nouvelle conséquence de la physique quantique fut prise en compte : la notion de non-séparabilité. De quoi s’agit-il ?

La science classique, ayant définitivement donné tort à Descartes (1596 – 1650) sur l’impossibilité du vide, se développe dans un espace objectif qui est en quelque sorte le contenant du monde dont la matière est le contenu. Un peu comme le verre est le contenant et l’eau le contenu. Le verre peut être plein ou vide, cela ne change rien à sa nature de verre. De même l’espace peut être plein de matière ou vide, cela ne change rien à sa nature d’espace. Descartes avait bien tort de prétendre que le vide n’existe pas parce que là où il n’y a pas de matière, on ne saurait définir d’espace. Les faits, en l’occurrence l’expérience de Torricelli (1608 – 1647) qui fait apparaître du vide dans un tube de mercure, ont tranché pour Pascal (1623 – 1662) contre Descartes.

L’idée d’espace objectif est soutenue par celle de séparabilité de l’espace. Deux points de l’espace sont distincts en ce sens que ce qui se passe en l’un ne se passe pas en l’autre. Le mérite d’Einstein est d’avoir mis en évidence, dès 1935, que cette séparabilité de l’espace n’était pas respectée par la théorie quantique. Dans certaines situations, certains points de l’espace, distants du point de vue de notre espace objectif, se comportent comme s’ils n’étaient qu’un seul et même point. L’espace que nous tenons pour séparable au niveau macroscopique ne l’est pas au niveau de la réalité microscopique. Nous reviendrons à la fin de ce chapitre sur cette notion extrêmement gênante.

Un temps continu

La théorie quantique nous montre que l’énergie apparaît par quantités multiples d’une grandeur minimale appelée quantum. Il en va de même du temps. D’un point de vue théorique, il apparaît en effet qu’aucune durée mesurée ne peut être inférieure à 5,4.10-44 seconde. Le temps apparaît donc, du moins en théorie, être constitué de grains de temps qui se succèdent. Se pose alors la question de la nature des grains.

La nature granulaire du temps ne remet pas en question son irréversibilité. Par rapport à la continuité du temps par contre, il en va différemment. Quand on dit que la plage est constituée de grains de sable, on sait que les grains sont formés d’atomes différents du grain lui-même. L’idée de grain est une chose, la matière qui compose le grain en est une autre. D’où cette question : quelle est la teneur du grain de temps ? De quoi sont faits les grains de temps ? La notion de grain est contraire à la représentation d’un temps s’écoulant comme un fluide.

Toute la mécanique est fondée sur l’idée de vitesse instantanée. Newton a supposé qu’il existait un même temps partout et que ce temps s’écoulait continûment. Ce temps continu permet, par un raisonnement mathématique, de définir des vitesses à chaque instant et de sortir des paradoxes liés au fait qu’un mouvement est infiniment divisible. Si le temps n’est plus continu, qu’est-ce que le mouvement ?

Le temps apparaît depuis Kant comme un médiateur de la connaissance, un intermédiaire entre le monde et la connaissance que nous nous en formons. S’il est granulaire, il n’est plus une donnée première de notre sensibilité mais une donnée intermédiaire entre notre sensibilité et une réalité plus profonde.

Si le quantum de temps est fait d’autre chose que de lui-même, il existe alors un autre intermédiaire entre le temps et la réalité. Un autre intermédiaire sur lequel nous ne savons rien. Le temps aurait alors, en quelque sorte, usurpé son titre d’intermédiaire.

La différence entre un objet et ses propriétés

Il est clair pour le sens commun que les objets possèdent des propriétés. Une automobile a une couleur, une vitesse à un instant donné, etc. L’objet et ses propriétés sont des concepts distincts.

En identifiant la matière à l’énergie, avec la célèbre équation E = mc2, la physique moderne rompt avec cette distinction élémentaire entre objet et propriété. La matière est objet, l’énergie est propriété. En reliant les deux par une équation, on dit en quelque sorte que l’on pourrait transformer une automobile en une vitesse d’automobile ou l’inverse.

Le principe d’identité

Selon le principe d’identité, les objets continuent d’être eux-mêmes dans le temps. Mon automobile est bien la même qu’hier. Cette idée constitue le contrepoint de l’écoulement continu du temps, le noyau de permanence à l’intérieur de l’écoulement. L’identité est ce qu’il y a de permanent dans l’écoulement. Un tel principe est si évident qu’il paraît presque inutile de le mentionner. Sans lui, nous serions bien en peine d’élaborer une conception du monde. Si les choses ne continuaient pas dans une certaine mesure à être ce qu’elles sont, nous ne pourrions rien en dire.

Pourtant.

Les électrons, comme les autres particules, possèdent la propriété de l’indiscernabilité. Un électron est indifférenciable d’un autre électron. Un électron, c’est tellement un électron, qu’il n’a rien de particulier. Tous les électrons sont identiques. Sur la carte d’identité d’un électron, à la rubrique « signe particulier », on trouve sûrement la mention : « néant ». Par ailleurs, il est impossible de suivre un électron continûment dans le temps mais seulement d’évaluer sa position et sa vitesse – d’ailleurs de façon imprécise – à des instants successifs certes mais néanmoins disjoints. Je situe un électron à un certain endroit à un moment donné. Un instant plus tard, je situe un électron à proximité de l’endroit initial. En toute logique, rien ne me permet de dire qu’il s’agit du même électron puisqu’il ne possède aucun signe distinctif et que je n’ai pas observé ce qui se passait entre les deux mesures. Qui me dit que mon électron initial n’a pas disparu et qu’un autre n’est pas arrivé ? La question ne connaît pas de réponse

Du point de vue de l’observation, affirmer qu’il s’agit du même électron ou d’un autre n’a aucun sens. La question ne se pose pas car il n’y a aucun moyen d’y répondre. Cette « question » ressemble donc au couteau sans lame auquel il manque le manche. C’est une non question sans réponse.

Le problème se corse quand deux électrons se croisent. Supposons deux jumeaux vêtus à l’identique qui entrent dans une chambre noire et en ressortent. Il est impossible de dire si le premier qui sort est le premier ou le second entré. Le principe d’identité a été perdu pour l’observateur extérieur. Il en va de même lors du choc de deux électrons. Comme on ne peut jamais observer tout ce qui se passe, que d’après le principe d’indétermination d’Heisenberg, les positions des électrons se superposent en partie, attribuer à tel électron de sortie l’identité de tel électron d’entrée n’a aucun sens. La physique quantique oblige à renoncer à l’idée de trajectoire, ce qui veut dire que les deux jumeaux qui représentent nos électrons se trouvent effectivement à un moment dans une pièce noire. « Il est raisonnable de n’inclure dans une théorie que les grandeurs qui peuvent être observées », ainsi que le dira Heisenberg à Einstein un jour de 1926. Si on ne se tient pas à ce principe, on déraisonne dans ce type de situation.

Louis de Broglie, en adjoignant des ondes à tout corpuscule, a dissout le principe d’identité dans l’espace. Le principe d’identité ne correspond à rien dans le monde microscopique. Non qu’il soit vrai ou faux : il est simplement dénué de pertinence pour décrire la réalité.

Ainsi sont malmenés les principes qui gouvernent notre conception du monde macroscopique. J’ai été hier (temps) au marché (espace) pour acheter des légumes (identité). La plongée dans la physique atomique met quelque peu à mal les intuitions du sens commun. Cette mise à plat a sollicité la créativité des scientifiques, celle de Niels Bohr en particulier.

Le principe de complémentarité

Bohr n’était sans doute pas conscient, à la fin des années vingt, de toutes ces difficultés mais simplement d’une remise en question du déterminisme et de l’objectivité de la science. Ce qui n’était déjà pas rien. Le simple fait que la matière pût apparaître de façon corpusculaire ou ondulatoire, ou les deux à la fois, était un mystère qui bouleversait les fondements de la science. Pour surmonter ces difficultés, Bohr croyait indispensable de réformer la philosophie des sciences. Il proposa à cette fin une idée qui devait faire couler beaucoup d’encre : le principe de complémentarité.

Bohr s’est montré un physicien extrêmement créatif au niveau des objets. Il possédait ce talent rare, unique presque, de déplacer brillamment les questions à un niveau différent de celui attendu. Il reportait les impasses scientifiques du côté de la philosophie et les problèmes philosophiques du côté de la science.

Une mesure sur une particule, par exemple une mesure qui cherche à préciser les coordonnées dans l’espace et le temps d’un atome, implique inévitablement un échange incontrôlable d’impulsion et d’énergie entre ce qui est mesuré et l’appareillage de mesure. Voici comment s’exprime Niels Bohr à ce sujet :

« Dans ces conditions, il nous faut d’abord prendre conscience du fait que le but de toute expérience de physique est d’obtenir des connaissances dans des conditions reproductibles et communicables, ce qui ne nous laisse pas d’autre choix que de nous servir des concepts de la vie journalière – raffinés par la terminologie de la physique classique – lorsque nous avons à décrire, non seulement les instruments de mesure et leur fonctionnement, mais encore les résultats effectifs des expériences. D’autre part il est également important de comprendre que, de ce fait, aucun renseignement sur un phénomène qui se trouve, en principe, hors du champ de la physique classique, ne peut être interprété comme une information sur des propriétés indépendantes des objets : ce renseignement est intrinsèquement lié à une situation définie, dont la description implique essentiellement les appareils de mesure en interaction avec les objets. Cette constatation lève immédiatement les contradictions qui apparaissent chaque fois que nous essayons de rassembler en une seule image intuitive des résultats obtenus sur des objets atomiques à l’aide de montages expérimentaux différents.

Des informations obtenues sur le comportement d’un seul et même objet atomique dans des conditions d’expérience chaque fois bien définies, mais s’excluant mutuellement, peuvent, néanmoins, suivant une terminologie courante en physique atomique, être dites complémentaires : bien qu’il soit impossible de les rassembler en une image unique décrite à l’aide des concepts de la vie journalière, elles représentent chacune des aspects également essentiels de tout ce que l’on peut apprendre en ce domaine sur l’objet en question. C’est justement en reconnaissant ce caractère complémentaire des analogies mécaniques par lesquelles on essaye de rendre intuitives les diverses actions du rayonnement, que l’on a obtenu une solution entièrement satisfaisante des énigmes dont nous avons parlé plus haut au sujet des propriétés de la lumière. De même, c’est seulement en tenant compte des relations de complémentarité existant entre les différents renseignements obtenus sur le comportement des particules atomiques que nous sommes arrivés à comprendre le contraste frappant entre les propriétés des modèles mécaniques ordinaires et les lois toutes particulières de stabilité qui régissent les structures atomiques et qui forment la base de toute explication précise des propriétés physiques et chimiques de la matière.

Je n’ai pas l’intention, bien entendu, d’entrer à ce sujet dans plus de détails, mais j’espère être parvenu à vous donner une impression assez claire du fait que nous ne renonçons pas ici arbitrairement à une analyse détaillée de la richesse presque accablante de nos connaissances en croissance rapide sur le monde des atomes : il s’agit au contraire d’un développement rationnel de nos moyens de classer et de comprendre les faits nouveaux d’expérience qui, de par leur nature même, ne peuvent s’ordonner dans le cadre d’une description causale. Fort éloigné de tout mysticisme totalement étranger à l’esprit de la science, le point de vue de la complémentarité doit être considéré comme une généralisation logique de l’idéal de causalité. »

   Niels Bohr : Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, 1991

Einstein a dit un jour qu’en dépit des efforts de toute une vie, il n’avait jamais pu comprendre ce que Bohr voulait dire par « principe de complémentarité ». Sans se croire plus doué qu’Einstein pour l’exégèse des idées et des textes de Bohr, essayons de synthétiser ce que nous avons compris de son cheminement :

  1. Toute mesure fait intervenir un échange de quantum d’action entre l’objet mesuré et l’appareillage de mesure.
  2. Cet échange empêche d’obtenir de l’objet mesuré une image complète et reproductible dans le langage de la mécanique classique fondé sur les notions de position et de vitesse.
  3. Or le langage de la mécanique est aussi celui du sens commun. C’est le seul langage dans lequel notre intelligence sait penser et décrire la réalité.
  4. Nous ne pouvons donc pas renoncer à ce langage mais constater sa limite, son incomplétude dans la description du réel. La meilleure image du réel sera donc obtenue en considérant plusieurs images de façon non exclusive mais complémentaire. Chacune de ces images décrit le réel de façon incomplète dans le langage classique. Il convient donc de les considérer comme complémentaires.

Pour faire comprendre la logique de ces quatre affirmations qui s’enchaînent, nous allons les reprendre de façon métaphorique dans le domaine de la photographie qui les rendra plus claires, du moins si le temps d’exposition est suffisant :

  1. Toute prise d’une photographie suppose un appareil de photo qui ne se réduit pas à un simple point de l’espace.
  2. La présence de l’appareil de photo non ponctuel empêche de prendre une photo dans toutes les directions de l’espace.
  3. Or la seule façon de savoir ce que l’on voit d’un point où l’on n’est pas est la photographie.
  4. Donc pour connaître le paysage dans toutes les directions vues d’un point, il conviendra de prendre plusieurs photos en retournant l’appareil et de considérer ces photos comme complémentaires en les posant les unes à côté des autres par exemple. Comme les photos ne peuvent pas être prises simultanément, elles ne montreront pas l’état complet de l’environnement à un instant donné. Elles ne pourront que l’approcher.

Le principe de complémentarité a connu un grand succès car les deux premiers postulats sont incontestables. On en a donc déduit que ce principe était lui-même incontestable et représentait un progrès de la science et de la philosophie des sciences. Au passage, on négligeait d’expliciter les deux derniers postulats, que l’on n’avait ainsi pas à justifier. Pourtant, il est immédiat de constater que le troisième postulat ne s’impose pas avec évidence.

Les résistants et les collaborateurs

Le roman de Roy Lewis : Pourquoi j’ai mangé mon père, (Actes Sud, 1990) présente une allégorie illustrant le choc de la création scientifique. Dans ce livre, un homme préhistorique veut accélérer l’évolution en exploitant ses inventions : le feu, l’arc, etc. Sa famille accepte volontiers de profiter du confort ainsi produit. Mais elle s’inquiète de voir ces inventions propagées à d’autres groupes humains. Finalement, l’impétrant sera tué puis mangé par ses fils, en un acte régressif qui nie l’utilité de sa démarche.

Il est connu des psychologues, c’est presque devenu un lieu commun, qu’une situation de changement désagréable venue de l’extérieur suscite cinq types de réactions successives : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation. Dans la mesure où les faits représentent un phénomène partiellement extérieur aux théories, ils envoient des messages de changement qui peuvent entraîner les mêmes réactions de la part des scientifiques. Les faits remettent parfois en question les croyances. La colère et la tristesse, étant des émotions, apparaissent peu dans les écrits et discours des scientifiques. Voici cependant ce que l’on peut lire dans un livre sur l’histoire de la physique quantique :

« Il est bon que le lecteur se rende compte par lui-même de la torture endurée par les physiciens de cette époque. Ils ne pouvaient faire autrement que de la supporter bon gré mal gré et erraient, çà et là, la mine sombre, disant d’une voix triste et plaintive que les lundis, mercredis et vendredis il leur fallait considérer la lumière comme une onde, et les mardis, jeudis et samedis comme une particule. Les dimanches, tout simplement ils priaient. »

Banesh Hoffmann, L’Étrange histoire des quanta, Seuil, collection « Points », 1981

Nous nous concentrerons sur les trois phases de déni, de marchandage et d’acceptation. Face aux nouvelles théories que furent la relativité et la physique quantique se sont manifestés en effet ces trois types de réactions : le déni, l’acceptation moyennant marchandage et l’acceptation pure et simple.

À propos de la physique quantique.

Certains scientifiques, en général les plus âgés, ont obstinément nié la valeur scientifique de ces théories. Un déni massif dont seule la mort est venue à bout.

Dans l’acceptation cependant, d’importantes nuances apparaissent selon le degré de marchandage. Certains scientifiques comme Einstein ou Schrödinger ont admis la validité de ces théories en tant que théories scientifiques mais nié l’idée qu’elles imposaient une révolution conceptuelle. Ces scientifiques résistent au pouvoir que représente la nouvelle physique. Ils marchandent, se situant sur la défensive.

Dans le camp de l’acceptation complète, nous trouvons entre autres l’interprétation dite de Copenhague formalisée par l’énoncé du principe de complémentarité. Les scientifiques qui acceptent cette interprétation collaborent avec le pouvoir que représente la nouvelle théorie.

Un collaborateur est toujours accusé par les résistants d’être un traître. L’appréciation finale dépend bien entendu de la façon dont se stabilisent les croyances. L’histoire étant écrite par les vainqueurs, les collaborateurs seront à la fin de l’histoire étiquetés comme traîtres si les résistants l’ont emporté. Dans le cas inverse qui est plus fréquent, les résistants seront étiquetés comme des ringards. Cette vision de la rupture scientifique s’inscrit bien sûr dans la vision qu’a Thomas Kuhn (1922 – 1996) des révolutions scientifiques interprétées par lui comme des confrontations de paradigmes non réductibles à de simples questions de faits.

La question qui se pose en affirmant qu’il n’y a rien à chercher au-delà du principe de complémentarité à qui prétend écrire l’histoire est donc la suivante : Bohr a-t-il trahi l’idéal de la science en énonçant ce principe ou Einstein a-t-il freiné son évolution en répétant que ce principe n’avait aucun sens ? Si l’on veut répondre à cette question autrement que par l’opinion, il appartiendra aux faits de trancher.

Quand Bohr prétend que le langage de la physique classique est impuissant à rendre compte de la réalité microscopique, l’accusation de trahison est clairement portée contre lui. Voici ce que Schrödinger écrit à Bohr le 23 octobre 1926 :

« Vous dites : les mots et les concepts que l’on a utilisés jusqu’à présent ne sont plus suffisants. Ce constat ne me satisfait pas et je ne peux pas en déduire une justification pour continuer à opérer avec des concepts contradictoires. On peut bien affaiblir les énoncés en disant par exemple que l’ensemble des atomes « se comporte sous certains rapports comme si… » et « sous d’autres rapport comme si… », mais ce n’est rien d’autre, pour ainsi dire, qu’un expédient juridique qui ne peut pas être converti en un raisonnement clair. […] La seule chose que je vois vaguement devant moi, c’est le principe suivant : même si l’on échoue cent fois, il ne faut pas abandonner l’espoir d’arriver au but, je ne dis pas au moyen d’images classiques, mais par des conceptions logiquement consistantes de la vraie nature des événements spatio-temporels. »

Cité dans : Physique atomique et connaissance humaine (Niels Bohr, Gallimard, 1991)

Trahison ou raison ?

Bohr possédait une méthode d’interrogation qui s’inspirait du principe de complémentarité. Quand il s’apprêtait à détruire les arguments d’un interlocuteur, il prenait la parole en ces termes : « C’est pas pour critiquer, juste pour savoir, mais… » Plus d’un physicien a subi les effets dévastateur de cette phrase. Einstein disait de Bohr : « Il avance ses opinions comme quelqu’un qui cherche et jamais comme quelqu’un qui pense détenir la vérité. » La vérité était toujours le complémentaire de l’argument.

Bohr a-t-il trahi l’idéal de la science ? Est-il un collaborateur indigne ou un épistémologue moderne ? La réponse que nous donnerons à cette question dépendra du regard que nous portons sur la physique quantique et sur son interprétation. Pour beaucoup de scientifiques, Bohr a définitivement résolu les difficultés épistémologiques que pose la physique quantique. Pour d’autres, il n’est qu’un illusionniste qui enterre indûment les problèmes qu’il ne sait pas résoudre.

Au-delà de la physique quantique, nous devons aussi prendre conscience du fait que ce débat engage une conception de la création. La création scientifique se fonde-t-elle sur une insatisfaction fondamentale, sur la volonté d’aller toujours une explication plus loin ainsi que le pratiquait Einstein ou est-elle bornée par un ajustement parfait entre l’équation et la mesure ? Est-ce le créateur qui est premier, donc l’homme, donc l’humanisme, ou la réalité, donc l’objet, donc la nature ? Einstein et Bohr qui se voulaient l’un et l’autre humanistes n’avaient peut-être pas la même idée de l’humanisme.

Bohr s’est trouvé durement confronté à un pouvoir fort et inattendu, celui de faits et d’une théorie radicalement étranges : la physique quantique. Il ne pouvait pas adopter une attitude de résistant dans la mesure où il avait participé en première ligne à l’installation de ce pouvoir. Bohr, l’homme face au choc de sa propre création.

Pour trancher le point de savoir si Bohr a trahi, nous ne pouvons revenir sur toutes les difficultés que nous avons signalées plus haut. Certaines n’ont pas été connues de Bohr. Nous nous en tiendrons à la pire que lui soumit Einstein sous le nom de paradoxe EPR du nom des trois signataires d’un article en 1935 : Einstein, Podolsky et Rosen. Ce point que nous avons effleuré à propos de la non séparabilité de l’espace contient d’ailleurs la plupart des difficultés des autres points.

En 1935 culmine entre Bohr et Einstein une bataille de titans à propos de ce que l’on a appelé la corrélation à distance. Einstein montre que d’après la théorie quantique, deux particules qui ont assez voisinées pour ne former qu’un seul système quantique gardent cette propriété de ne former qu’un seul système quand elles s’éloignent l’une de l’autre. Toute action sur l’une réagit sur l’autre instantanément, quelle que soit la distance qui les sépare. Imaginons deux baleines qui se racontent des histoires de baleines, puis partent chacune à un bout de la terre mais restent suffisamment unies pour que chaque fois qu’on en chatouille une, l’autre se mette instantanément à rire.

Einstein trouve cette extrapolation de la physique quantique absurde et en conclut que la dite physique quantique est incomplète. Malheureusement pour lui, cette corrélation de deux particules éloignées a pu être vérifiée expérimentalement en 1982. Nous en avons donné une interprétation plus haut en disant que l’espace n’est pas séparable. Ce qui est après tout une façon de ne pas comprendre ce qui se passe. Une autre interprétation du même acabit consiste à considérer qu’il existe une réalité non énergétique derrière la réalité énergétique. D’après l’équation E = mc2, la réalité est énergie. Or l’expérience EPR est non énergétique. En cela consiste son étrangeté radicale où se rassemblent les paradoxes de la physique quantique. Dans le non énergétique, tout est a priori possible. Einstein un, Bohr zéro.

Que dit Bohr du paradoxe EPR avec son principe de complémentarité ?

Niels Bohr était-il un prestidigitateur ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réponse de Bohr au paradoxe EPR n’est pas claire comme le matin calme. L’article EPR proposait la définition suivante de la réalité :

« Si, sans perturber en aucune façon un système donné, nous pouvons prédire avec certitude (c’est-à-dire avec une probabilité égale à l’unité) la valeur d’une quantité physique, il existe un élément de réalité physique correspondant à cette quantité. »

Bohr relève une faute logique dans l’argumentation de Einstein, Podolsky et Rosen. En toute rigueur, les auteurs n’ont pas démontré que la situation qu’ils décrivent relève d’une réalité correspondant à leur définition du principe de réalité. Est-on bien sûr de ne perturber aucunement le système ? Ils ne l’ont pas démontré, mais Bohr est bien incapable de démontrer l’inverse. Le principe de complémentarité est sur la défensive. Match nul, un set partout.

Le maillon qui manque à Einstein par rapport au principe de réalité viendra en 1964 du physicien irlandais John Bell (1928 – 1990). Bell démontre que contrairement à ce que pense Bohr, l’expérience proposée par Einstein, Podolsky et Rosen est possible sous certaines conditions. Le principe de complémentarité ne résout pas les difficultés de la physique quantique et leur ajoute une conclusion inexacte alors qu’il avait été conçu pour résoudre ces difficultés. Ce principe conclut qu’on ne peut pas appréhender expérimentalement la réalité de la situation EPR ; John Bell démontre l’inverse, prenant en défaut ce principe. Qui apparaît alors comme un tour de prestidigitation destiné à abuser les naïfs. Einstein mène dès lors par deux sets à un, le match se poursuivant après la disparition des joueurs.

Mais le résultat de l’expérience conçue à partir du théorème de Bell sera l’inverse de ce qu’avait prédit Einstein, ce qui fait croire à tort que l’expérience a donné raison à Bohr contre Einstein. En fait, pour Bohr, l’expérience n’était pas possible. Deux sets partout aujourd’hui. Le cinquième set n’est pas joué et contrairement à ce qui se passe à Roland-Garros, on ignore s’il le sera.

Les faillites des deux titans ne sont pas de même nature. L’erreur d’Einstein est scientifique, celle de Bohr philosophique. Le principe de complémentarité s’écroule devant le mur du non énergétique. Bohr n’était donc pas un philosophe moderne mais un collaborateur qui, trop soumis au pouvoir de faits troublants, a trahi l’idéal de la science.

Bohr était particulièrement doué pour sortir des difficultés par le haut. Malheureusement, ce haut consistait parfois seulement à botter en touche ou pire à marquer un but contre son camp. Lorsque Wolfgang Pauli (1900 – 1958) découvre en 1931 la désintégration radioactive bêta, il suppose l’existence d’une nouvelle particule, le neutrino, pour rendre compte du phénomène. Cela semble trop simple à Bohr qui, soutenu par Paul Ehrenfest (1880 – 1933), propose purement et simplement de renoncer au principe de conservation de l’énergie. Comportement de gangster qui veut dynamiter toute la physique. Sans ce principe, tout est à reconstruire à la base. Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que Bohr, emporté par sa tournure d’esprit particulièrement créative, manqua de discernement et de perspicacité, témoin cette note en bas de page dans le cours de physique de l’École polytechnique du professeur Basdevant :

« Niels Bohr a sans doute été le plus grand penseur de la mécanique quantique, notamment lors de sa controverse avec Einstein sur la complétude de la théorie quantique. Mais il a parfois manqué de flair : il avait été, en 1924, un pourfendeur acerbe de l’idée de photon. Il tenta de décourager Dirac dans son travail sur l’électron relativiste (lui disant faussement que Klein et Gordon avaient déjà résolu le problème). Il partit en guerre contre l’idée de neutrino de Pauli, tourna en ridicule la théorie du méson de Yukawa, et dénigra la théorie de l’électrodynamique quantique de Feynman. L’indicible fonctionnement de l’inconscient des grands savants a quelque chose de fascinant. »

Pour nous, la science avancera en abandonnant le principe de complémentarité. Heur et malheur des chocs du pouvoir qui font croire au scientifique qu’il est à la fin de l’histoire. Bohr produisait des illusions pour sauver la sienne.

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