Temps et information

 

 

Temps et information

 

Ceci me suscite une vraie question ou une vraie inquiétude. C’est que ce qui donne du contenu et du sens à notre temps, c’est fondamentalement notre rapport à l’information. Et là, on a ouvert les vannes. C’est-à-dire que nous sommes percutés par cent fois, mille fois plus d’informations que les générations qui nous ont précédés. Finalement, on a le monde entier, la création de l’histoire du monde au bout de notre clavier. Tous les films, tous les livres, on peut joindre tout le monde, etc. Bon, donc les canaux sont complètement ouverts. La représentation du contenu potentiel du temps est quasi infinie.

Les générations qui nous ont précédés, elles avaient quel rapport au temps ? À l’information ? Elles avaient un problème d’accès. Le problème, c’était d’accéder à l’information, c’était d’accéder, c’était de trouver les livres, c’était de trouver le journal. Vous voyez. Nous, on a un problème de tri. On n’a aucun problème d’accès. On a tous les accès. Notre problème, c’est le tri. Donc ça change le rapport à l’information et ça change notre rapport au temps.

Alors il y a une tentation qui est de dire : « Je vais tout faire plus vite. » Hein. C’est la tentation de Woody Allen. Pourquoi cette phrase est une plaisanterie ? Vous l’avez bien compris : si Tolstoï a donné 1 550 pages à Guerre et Paix, c’est qu’il n’en fallait ni 1 551, ni 1 549 pour nous faire entendre le sens qu’il veut nous faire entendre. Donc, ce que veut dire Woody Allen c’est : « J’ai perdu vingt minutes. » Donc là vous comprenez le temps insensé, c’est de se demander si on a le temps de faire les choses vite. Moi, ma réponse elle est claire : je n’ai pas le temps de faire les choses vite, ça me fait perdre trop de temps. Je suis un adepte de la phrase de Voltaire au début d’une de ses lettres qui dit : « Madame, je vous écris une longue lettre car je n’ai pas eu le temps d’en faire une courte. »

Et l’autre jour, je faisais mon cours de philo à Supélec et je demande aux élèves : « Mais qui lit des livres parmi vous ? ». Il y en a qui lisent des livres, etc. Et là, il y a un fille qui m’a fait une remarque, qui m’a dit : « Attendez, pour lire un livre, par exemple, il faut avoir une demi-heure tranquille ?  » – Et sur quel support ? – On n’en est même pas au support.  » Bon. Il faut avoir une demi-heure à soi. » Je lui dis : « Oui. » Elle me dit : « Mais ça n’existe pas. Une demi-heure sans recevoir un coup de fil, un texto, etc., elle m’a dit, ça n’existe pas dans ma vie. Il y a des années que ça n’a pas existé. Ça n’est tout simplement pas possible. Même si je veux lire un livre, ma structure du temps m’en empêche. » Et je pense qu’à force que la structure du temps l’en empêche, c’est la structure de sa pensée qui l’en empêche.

Bon, donc moi j’ai cette crainte que l’accélération du rythme de l’information nous confronte à des informations venues d’horizons de plus en plus divers auxquelles nous ne savons pas attribuer du sens et qui nous donnent l’impression que notre temps n’a pas de sens et donc que nous manquons de temps. Nous pouvons écouter France Info et apprendre qu’il y a eu un coup d’État dans un pays d’Afrique Noire. Très bien. Le problème, c’est que cette information, si vous ne savez rien sur le pays, ce qui en l’occurrence va être mon cas, ne se relie à rien. Donc n’a aucun sens et ne veut rien dire pour moi. Donc vous voyez que plus les informations viennent d’endroits bizarres, racontant des choses que je ne relie à rien, moins elles font sens. Donc j’ai l’impression que je vis dans un monde qui n’a pas de sens et que je passe mon temps à faire des choses dont je ne sais pas quel est le sens pour moi. D’ailleurs vous remarquerez que quand on consacre du temps à quelqu’un qu’on aime – si je m’occupe de mes enfants – on sait bien que pendant ce temps-là on ne fait pas autre chose, mais on ne se plaint pas de manquer de temps. Pourquoi ? Parce que l’amour donne un accès immédiat au sens. C’est-à-dire l’amour est ce qui donne sens à une situation sans qu’il y ait besoin de le justifier par un raisonnement. L’amour donne un accès immédiat au sens. Donc dès que je consacre du temps et même beaucoup de temps… au mois de mai pendant les vacances avec mon fils qui a treize ans on est monté dans la voiture et on est partis deux jours à l’aventure sans rien prévoir. « On peut l’appeler aussi la passion, vous parliez de l’amour. – Oui, l’amour, la passion, etc. » Bien sûr pendant ces deux jours, je n’ai pas écrit, je n’ai pas fait autre chose. Oui mais je ne m’en plains pas, je ne dis pas que j’ai manqué de temps. Puisque le sens pour lequel je prenais ce temps-là – je donnais ce temps-là à mon fils – était immédiatement visible et accessible à ma conscience.

Donc j’ai crainte, effectivement, que le péché mignon du natif d’Internet soit de vivre dans un temps insensé. Et j’ai même crainte que ce péché mignon, il le transmette à la génération du dessus.

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