Changement et conservation

Changement et conservation

Je pense qu’il y a des tintinophiles dans la salle ? Oui ? Oui. Alors vous vous souvenez que dans Le Sceptre d’Ottokar, Tintin va en Syldavie. Mais depuis, on n’a pas eu de nouvelles récentes de la Syldavie. Donc je vais vous donner des nouvelles plus récentes. La Syldavie est devenue une république, avec un président de la République et, un jour d’avril 1997, le président de la République syldave est venu parler du changement. Et il a dit : « Mes chers compatriotes, il y a des changements importants à faire dans ce pays et comme chacun sait, pour faire du changement, il faut avoir de l’adhésion et du soutien. Donc j’ai décidé de dissoudre l’Assemblée Nationale pour que vous puissiez manifester votre soutien au changement. » Alors ça, c’était parfait par rapport aux idées reçues.

Le problème, c’est que le président de la République syldave a perdu les élections subséquentes. Ce qui a permis d’ailleurs à Helmut Kohl de lui dire au sommet européen : « Jacques, tu sais, quand on fait du saut à l’élastique, on met un élastique. » Bien. Oui, parce qu’il se prénomme Jacques comme vous vous en doutiez peut-être.

Alors il faut se poser la question : pourquoi un discours si bien rôdé, si conforme à toutes les idées qu’on a sur le changement, n’a pas conduit au succès ? Il y a une première raison évidente, c’est que le président de la République syldave n’avait pas suivi cette conférence. Mais il y en a une deuxième, à mon avis, c’est que dans son discours, il a opposé le changement à la conservation. C’est grosso modo : il y a un ordre des choses avec des forces qui veulent conserver et ça c’est mal. Et il y a des gens comme moi qui veulent faire des changements et ça c’est bien. Vous allez choisir entre être conservateur ou promoteur du changement. Il opposait ça.

Et il me semble que cette question d’opposer le changement à la conservation pose des difficultés. Je fais du conseil en stratégie. Quand je demande à un chef d’entreprise : « Alors pourquoi vous voulez faire des changements ? » Alors il me regarde en se disant : « Je savais que c’était un abruti mais on ne m’avait pas expliqué que c’était à ce point-là. » Une fois qu’on a dépassé ce stade, au troisième pourquoi, il me dit : « Mais en fait, je veux faire un changement pour conserver mon entreprise. » Donc en fait, l’objectif du changement est l’inverse du changement. Tout changement vise à conserver quelque chose de plus précieux que ce que nous voulons changer. Donc vous voyez que opposer le changement et dire ce sera du changement sans conservation, c’est s’empêcher d’aimer le changement. Parce que ce qui nous attache à la vie, ce que nous aimons, nous voulons le conserver.

Donc, comme la conservation est toujours l’objectif ultime du changement, dès que vous les opposez l’un à l’autre, vous vous écartez du réel. Supposez que vous alliez chez le médecin parce que vous êtes malade et que vous dites : « Il faut me soigner » et que le médecin vous dise – vous allez produire des changements avec des médicaments – que le médecin vous dise : « Mais pourquoi vous voulez vous soigner ? » « Eh bien pour conserver la santé. » Et qu’il vous dise : « Eh bien, vous êtes un infâme conservateur. » Eh bien oui, évidemment, je veux me soigner pour conserver la santé. C’est-à-dire que j’accepte un changement pour conserver qui m’est précieux. Alors vous me direz : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous êtes venu parler du changement et vous commencez par faire l’apologie de la conservation. » Non. Pas du tout. Quel est l’objectif de la conservation. ? Pourquoi une entreprise, pourquoi un chef d’entreprise veut conserver l’entreprise ? Pourquoi un plan stratégique vise à maintenir l’entreprise en vie ? Pour qu’elle puisse continuer – et c’est bien ce que vous faites – à lancer des nouvelles offres, à se développer, à innover, à recruter. Donc à produire quoi ? Du changement. La conservation n’a pas d’intérêt en soi. Il ne s’agit que de conserver ses capacités de changement.

Donc vous voyez que l’objectif du changement est toujours la conservation et l’objectif de la conservation est toujours le changement. Autrement dit, ces deux notions vont ensemble. Ce qui donne une application, c’est que vous ne vendrez pas le changement tout seul. Ça n’a pas d’intérêt. Vous ne vendrez pas la conservation toute seule, ça n’a pas d’intérêt. Vous vendrez toujours quelque chose qui explique ce qu’on va changer et ce qu’on va conserver.

Alors revenons au président de la République syldave. Supposez qu’il ait dit : « Écoutez mes chers compatriotes, je suis préoccupé parce que depuis très longtemps les jeunes s’insèrent dans la société en trouvant du travail. Et ce n’est plus tout à fait le cas. Et pourtant je pense que cela, nous devrions le conserver. » Déjà vous pensez qu’il vous parle de la vie, de nos vies parce que nous connaissons tous des jeunes travailleurs, méritants, bosseurs et qui n’arrivent pas à trouver du travail et à s’insérer. Et on se dit : ça, ce n’est pas normal, ça, ce n’est pas bien. Donc vous voyez, rien qu’en disant ça, à chacun il parle du monde réel. De son monde réel et non pas de vagues idées sur l’économie. Et il dit : « Bon, eh bien voilà, je vous propose que nous nous donnions comme objectif de conserver cela. Donc de faire en sorte que tous les jeunes puissent s’insérer dans la société par le travail. Eh bien je dois vous dire que pour conserver ce point qui me semble important, il va falloir en changer d’autres et accepter un certain nombre de changements. » Vous voyez que là, on est d’accord ou on n’est pas d’accord, on y croit ou on n’y croit pas, mais déjà, il nous parle de la réalité. Il nous propose un deal de changement que je peux comprendre.

Mais non, notre esprit est ainsi fait depuis vingt-cinq siècles, depuis que les Grecs nous ont expliqué – Platon en particulier – que penser, c’est opposer les contraires ; que si je pense au changement, j’oppose cela forcément à la conservation.

Donc, première erreur, opposer – première idée reçue – opposer le changement à la conservation. Et alors il y a des époques où on qualifie le changement de bon et la conservation de mauvaise. Donc ça c’est ce qu’on fait au niveau des discours. Alors on le vit assez mal d’ailleurs car comme ce discours n’est pas réaliste, en fait on a beaucoup de discours sur le changement pour conserver les choses. Donc il y a une espèce de schizophrénie. On le voit bien au niveau politique où dans les sondages tous les Français disent : « On veut plein de changements » et dès qu’un gouvernement fait un changement, les mêmes Français sont dans la rue pour l’empêcher. Donc il y a bien une schizophrénie autour du changement et de la conservation parce que le discours n’est pas très réaliste.

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