Comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre

Comprendre ce qu’est le temps pour mieux le vivre

Les-secrets-du-tempsJe vais essayer. D’abord c’est un double défi de parler après Christian Monjou. D’abord parce que je pense qu’il n’y a que le silence qui sait ce que l’on peut dire après lui et puis de vous faire attendre jusqu’à l’apéritif. Enfin rassurez-vous, à midi, quoi qu’il arrive, on vous signe votre levée d’écrous et la prise d’otage prendra fin.

Alors le temps. Sujet difficile. C’est l’histoire d’un monsieur qui va chez le médecin et qui lui dit : « Voilà docteur, je viens vous voir parce que j’ai décidé de vivre vieux. Et pour ça j’ai décidé d’arrêter de fumer. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Alors le médecin lui dit : « Ça devrait vous aider, mais enfin, ce n’est pas tout à fait sûr. » Il dit : « Ce n’est pas grave. Comme je suis très motivé, j’arrête aussi de boire. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Le médecin lui dit la même chose : « Ça ne peut pas faire de mal mais je ne peux pas tout à fait vous le garantir. » Il lui dit : « Ben écoutez, comme je suis vraiment motivé, je vais manger le régime crétois, j’arrête les bons petits plats. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Le médecin lui dit : « Si vous faites tout ça, vous avez beaucoup de chances de vivre vieux, mais je ne peux pas tout à fait vous le garantir. » Alors le monsieur est ennuyé. Il dit « Écoutez, cher docteur, nous sommes entre hommes, personne ne nous écoute, alors j’ai une question. S’il le faut, je suis vraiment motivé, je suis même prêt à arrêter de faire l’amour. Est-ce que je vais vivre vieux ? ». Alors le médecin un peu étonné lui dit : « Alors sur ce sujet-là, on ne sait rien. » Il lui dit : « Mais voyez tout ce que je suis prêt à faire. Je suis motivé. Et vous qui êtes le représentant de la science, vous ne pouvez pas me garantir. » Alors le médecin réfléchit et il lui dit : « Écoutez, je pense que j’ai quand même la solution à votre problème. Si effectivement vous arrêtez de fumer, vous arrêtez de boire, vous arrêter de bien manger, vous arrêtez de faire l’amour, ce n’est pas tout à fait sûr que vous vivrez vieux. Mais ce qui est sûr, c’est que ça va vous paraître long. »

Je voudrais simplement vous montrer aujourd’hui combien ce médecin a tort. Et d’ailleurs, le fait que cette histoire soit une joke est en soi étonnant puisqu’on pourrait dire que c’est assez souhaitable que le temps nous paraisse long puisque le temps c’est tout ce dont nous disposons avant notre mort. Même ça pose question, pourquoi cette histoire est-elle une joke ?

Alors il y a deux mille ans, Sénèque a écrit un petit texte sur le temps dans lequel il nous dit tout simplement : « Saisis-toi de chaque heure. »

« Car notre erreur, c’est de voir la mort devant nous. Pour l’essentiel, elle est déjà passée. La partie de notre vie qui est derrière nous appartient à la mort. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu me dis dans ta lettre : saisis-toi de chaque heure. Ainsi, tu seras moins dépendant du lendemain puisque tu te seras emparé du jour présent. On remet la vie à plus tard. Pendant ce temps, elle s’en va. »

Donc, qu’est-ce que veut dire Sénèque qui est – je vous le rappelle – un philosophe stoïcien, le philosophe du courage ? Alors quel est le rapport que l’on peut trouver entre le courage et la question du temps ? Eh bien je dois vous dire – ça c’est la mauvaise nouvelle – que le temps est a priori un sujet un peu douloureux. Et c’est d’ailleurs pourquoi nous y pensons si peu. Et quand je vous dis que c’est un sujet douloureux, je dois vous dire que j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet dans une circonstance de douleur puisque j’avais douze ans, j’ai été hospitalisé et je souffrais. Je ne pouvais pas dormir et ma chambre était à côté de la pendule de l’hôpital. Et c’est à ce moment-là que j’ai ressenti, pendant ces nuits – comme dit Marcel Proust, quand on est malade on a l’impression que la nuit ne finira jamais, qu’il n’y aura jamais de matin – c’est pendant ces nuits où je me suis senti prisonnier du temps – ou plutôt que ma souffrance était prisonnière du temps – que j’ai ressenti que le temps pouvait être un ennemi.

Alors effectivement c’est un sujet douloureux. Finalement je peux le regarder vers l’arrière et me dire qu’aimer la vie est une expérience concrète. Mais ces expériences concrètes qui m’ont permis d’aimer la vie, ces vacances, ce paysage, cette personne, cet apéritif au gewurztraminer, cette situation, ce groupe d’amis, on était copains, enfin vous voyez… Oui mais tout à coup je prends conscience que ces situations à travers lesquelles j’ai réussi à aimer la vie sont passées et passées pour toujours. Et plus j’avance en âge, plus la nostalgie me prend car plus ma vie sera chargée de ce type d’expériences et plus ma vie sera chargée de morts comme dit Bernanos. « Certes ma vie est déjà pleine de morts mais le plus mort des morts est le petit enfant que je fus. » Il faut passer par ces expériences, il faut voir vieillir ses parents, etc., etc. Alors on se dit, ça, ce n’est pas très marrant, je vais regarder du côté de l’avenir. Ah oui, mais si je regarde du côté de l’avenir, j’ai quoi ? J’ai simplement l’actualisation de l’angoisse. Car qu’est-ce que penser à l’avenir sinon prendre conscience qu’on est une conscience offerte à la souffrance sur laquelle on ne peut rien. Alors je peux regarder un peu plus loin. Oui, mais si on regarde un peu plus loin, comme me dit un de mes amis : « Je n’aime pas les biographies, ça finit toujours pareil. » Donc, ce n’est pas gai non plus. Et Baudelaire a bien exprimé ça : « Souviens-toi que le temps est un joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi. » Berlioz qui dit : « Le temps est un excellent maître, le problème est qu’il tue ses élèves. » Etc., etc. Donc il y a un côté pas très joyeux dans ce sujet-là, ce qui fait que bien que ce sujet ait un certain intérêt et une certaine importance, finalement les hommes n’y pensent pas tellement. Tiens mon sablier à l’envers ne veut pas tenir. Tant pis.

Alors si c’est un sujet douloureux, il appelle le courage. Citons le philosophe André Comte-Sponville : « Voilà : nous naissons dans l’angoisse, nous mourons dans l’angoisse. Entre les deux, la peur ne nous quitte guère. Quoi de plus angoissant que de vivre ? C’est que la mort est toujours possible, que la souffrance est toujours possible, et c’est ce qu’on appelle un vivant : un peu de chair offerte à la morsure du réel. Un peu de chair ou d’âme exposée là, en attente d’on ne sait quoi. Sans défenses. Sans secours. Sans recours. Qu’est-ce que l’angoisse, sinon ce sentiment en nous, à tort ou à raison, de la possibilité immédiate du pire ? » Nous savons tous que ce qu’est l’équilibre de notre vie aujourd’hui peut être bouleversé demain. Nous le savons, et pas forcément de notre fait. Donc la question du temps, comme vous le voyez, est modérément désopilante. Mais il faut passer par ce point-là pour y trouver quelque chose de plus joyeux. Voilà d’autres expressions sur le temps. Le livre de Job : « L’homme qui est né de la femme n’a que peu de temps à vivre et il est rassasié de misère. » « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Finalement, on pourrait penser que la base de la sagesse, c’est surtout de ne pas penser au temps, c’est surtout de laisser ce sujet parce que ce sujet ne nous envoie qu’à des émotions désagréables.

Je vais vous proposer une autre voie. Alors le courage. Qu’est-ce que le courage ? Eh bien le courage, nous disent les Stoïciens – puisque j’ai fait référence à Sénèque – le courage c’est simplement de se poser la question suivante : « Ce qui m’arrive dépend-il de moi ? » Dans ce que je vis, qu’est-ce qui dépend de moi et qu’est-ce qui n’en dépend pas ? Le courage, c’est simplement deux qualités, c’est la volonté et la lucidité. Lucidité sur tout ce qui ne dépend pas de moi et la volonté sur tout ce qui dépend de moi. Vous voyez que la première raison de repérer quelqu’un qui n’est pas courageux, c’est quelqu’un qui se plaint de choses qui ne dépendent pas de lui. Ça ne sert à rien. Ce qui ne dépend pas de nous, ce n’est pas la peine de s’en plaindre. J’étais l’autre jour à un dîner de chefs d’entreprise. Donc j’ai eu la grande litanie, le budget, les gouvernements sont nuls, etc. Et je leur racontais : « Oui mais enfin en l’an 1650, le budget de l’an 1651 et de l’an 1652 a été dépensé. Donc vous voyez que le fait que les gouvernements aient tendance à dépenser plus que les recettes, ce n’est manifestement pas un phénomène nouveau. OK, ce n’est pas la peine de râler, il vaut mieux être lucide que de s’embêter à propos de ça. » Ou comme me dit ma banquière un jour : « Mais ça ne vous rend pas malade de payer tant d’impôts ? » Je lui dis : « Déjà je les paie, si en plus ça me rendait malade, ce serait la double peine. » Ce n’est vraiment pas la peine. Par rapport à ça, ce n’est pas la peine de se rendre malade pour ce qui ne dépend pas de soi. Par contre, nous disent les Stoïciens, sur tout ce qui dépend de nous, le courage consiste à agir. Celui qui n’agit pas parce qu’il n’est pas lucide ou celui qui n’agit pas alors qu’il pourrait agir, il n’est pas courageux. Et pour les Stoïciens – c’est en cela qu’ils se différencient de la tradition chrétienne – le courage est la plus grande des vertus.

Donc, sorti de l’hôpital après y avoir passé ce temps de souffrance à l’âge de douze ans, je me suis posé cette question : « Au fond, j’ai été malmené par le temps, le temps est devenu mon ennemi. Qu’est-ce qui dépend de moi là-dedans ? » Alors ce qui dépend de moi, c’est de constater que le temps a une double nature. Premièrement, le temps est mon meilleur ami. Pourquoi ? Parce que chaque fois que je veux obtenir quelque chose, je mobilise du temps. Seul le temps peut m’accrocher au goût de la vie, à travers des expériences concrètes et seul le temps peut me permettre d’atteindre mes objectifs. Vous le savez très bien, la première question qu’on se pose quand on a un projet c’est de faire le planning pour savoir si on aura le temps. Et si on n’a pas le temps, ça c’est la ressource qui n’est pas renouvelable. Par définition. Les autres, on peut aller les chercher ailleurs mais le temps… S’il faut six mois et que c’est à rendre dans trois mois, c’est quand même fâcheux.

Donc le temps est la seule ressource qui me permet d’atteindre mes objectifs et le temps est la seule ressource qui me permet de comprendre, par sa présence, ce qu’est le bonheur. Car vous savez, comme l’a dit saint-Augustin, que le temps n’existe qu’au présent. Saint-Augustin nous explique que l’avenir n’est rien et que le passé n’est rien puisqu’ils n’existent pas et que le présent étant le basculement de l’avenir dans le passé, c’est le basculement de rien dans rien. Ce qui est très simple. Mais ce qu’en déduit saint-Augustin de façon très intéressante, c’est que le temps ne passe pas. Il est même la seule chose qui ne passe pas puisqu’il est toujours là. Le temps ne nous a jamais dit : « Salut, je vais faire un tour, on se retrouve ailleurs. » Il ne fait pas ça. Donc le temps, c’est le présent. C’est aussi notre présent en ce sens que c’est dans le présent que nous pouvons prendre contact avec cette idée de bonheur. Tout passe sauf le temps. C’est frappant, parmi les erreurs que l’on dit sur le temps, on dit que le temps passe. Et on fait référence, quand on dit que le temps passe d’ailleurs, à cette métaphore du fleuve, de l’eau qui coule. Mais si vous dites que le fleuve coule, vous savez qu’il coule par rapport à ses berges. C’est celui qui est sur les berges qui voit le fleuve couler, pas celui qui est sur le fleuve. Oui mais alors si le temps s’écoule, où sont les berges du temps ? Il s’écoule par rapport à quoi ? Non, c’est nous qui nous écoulons dans le temps. Tout ce qui existe, nous dit Sénèque, est emporté, seul le temps est à nous. C’est la suite de la citation précédente : « Tout se trouve, Lucilius, hors de notre portée. Seul le temps est à nous. Ce bien fuyant, glissant, c’est la seule chose dont la nature nous ait rendu possesseur : le premier venu nous l’enlève. Et la folie des mortels est sans limite : les plus petits cadeaux, ceux qui ne valent presque rien et qu’on peut facilement remplacer, chacun en reconnaît la dette, alors que personne ne s’estime en rien redevable du temps qu’on lui accorde, c’est-à-dire de la seule chose qu’il ne peut pas nous rendre, fût-il le plus reconnaissant des hommes. »

Donc, quand on dit que le temps n’existe qu’au présent, il faut entendre ce mot en double sens. C’est-à-dire qu’il est présent et il est un présent, un cadeau. C’est la cadeau que nous a fait la vie, c’est la présence du présent car c’est dans le présent que je peux prendre contact avec cette idée de bonheur. Voilà, donc premier constat, le temps est mon meilleur ami.

Deuxième constat, le temps est mon pire ennemi. Pourquoi ? Parce que, en tant que ressource non substituable, il est le critère absolu qui va me faire manquer un projet. Vous savez quand quelqu’un vous dit : « Je n’ai pas telle ressource » on peut discuter. Mais quand quelqu’un vous dit : « Je n’ai pas le temps », c’est une excuse universelle. On ne peut pas aller à un rendez-vous pour faire quelque chose. Je suis consultant. Dans les plans d’actions, je sais dès le départ, quand on fait les plans d’actions, que six mois plus tard tout le monde me dira qu’il ne l’a pas fait. Et c’est toujours pour ça. C’est toujours : « On voulait le faire mais on n’a pas eu le temps. » Ce qui est normal puisque les plans d’actions viennent s’ajouter au job normal et dans le job normal on est déjà occupé à 100 %. Donc si vous voulez faire quelque chose de nouveau, il est absolument normal que vous n’ayez pas le temps de le faire. Donc on sait déjà dès le départ, quand on fait des plans d’actions pour de nouveaux axes stratégiques, que un an après on vous dira qu’on voulait le faire mais qu’on n’a pas eu le temps. Si vous n’anticipez pas cette objection dès le départ, il ne se passera rien.

Voilà. Et puis seul le temps peut nous séparer du bonheur, peut nous séparer de ce que l’on aime, peut nous faire souffrir.

Donc parvenu à ce point, à cette idée que le temps est mon meilleur ami et mon pire ennemi, je me suis posé la question : « Dépend-il de moi qu’il soit davantage mon ami et moins mon ennemi ? » Puisque je vis avec le temps, je me suis dis que je préférais vivre avec mon ami que vivre avec mon ennemi. Et c’est ça la question stoïcienne, courageuse que, à mon avis, on peut se poser sur le temps.

Alors je voudrais indiquer deux formes modernes de trahison du temps. Je pense que ce qui caractérise notre époque moderne, c’est la trahison du temps. Alors la première forme… – mais je ne vais pas les dire dans l’ordre où elles sont là – c’est le manque de temps. Ah oui, le manque de temps : une banalité. Alors c’est très curieux mais l’expression dominante sur le temps des adultes dans nos sociétés c’est : « Je manque de temps, je n’ai pas une minute à moi, je bosse comme une folle » comme dit le sketch d’Anne Roumanoff sur l’executive woman. Je dis que c’est moderne car vous remarquerez qu’on ne trouve pas cela au XIXe siècle. Balzac nous décrit des acteurs du monde économique, des chefs d’entreprise, etc. Jamais vous ne trouverez dans Balzac la moindre mention que les gens sont pressés par le temps, qu’ils manquent de temps, qu’ils n’ont pas le temps de faire les choses. Alors à l’Antiquité n’en parlons pas et au Moyen Âge encore moins. Vous n’imaginez pas que François Ier n’ait pas eu le temps d’aller à Marignan. Cela ne vous est jamais venu à l’idée, qu’il soit arrivé en retard parce qu’il était pressé par autre chose. Vous lisez la vie de Louis XIV, on a parlé du livre de Paul Morand que citait Christian Monjou tout à l’heure – il se trouve que j’ai lu ce livre ce mois-ci. Il vous décrit Fouquet et Louis XIV, donc l’un ministre des Finances l’autre roi qui dirige sans premier ministre. Mais je vous assure qu’ils ont tout leur temps. Ils ne sont pas du tout pressés. Les réunions ne se bousculent pas. Louis XIV a beaucoup de temps pour s’occuper de ses maîtresses. Voilà, c’est quelque chose d’assez moderne ce manque de temps.

Le deuxième point, c’est que ça me semble une façon assez traître de regarder les choses. Dans un livre d’Asimov il y a  cette phrase un peu étonnante et un peu absurde : « Certes on ne peut pas aimer toutes les femmes, il faut néanmoins s’y efforcer. » Ce que vous pouvez appeler le théorème de Bill Clinton, enfin rebaptisé théorème de Strauss-Kahn. Oui, pourquoi Bill Clinton ? Parce qu’il y avait eu un sondage quand il était président, auprès des Américaines pour savoir ce qu’elles pensaient de l’idée d’avoir des relations intimes avec le président. Alors il y en a 5 % qui ont dit « surtout pas », 10 % qui ont dit « pourquoi pas ? » et 85 % qui ont dit « jamais plus ».

Donc, sur cette idée-là, vous comprenez bien que si vous regardez la vie ainsi, vous la vivez nécessairement dans la frustration. Et ce regard-là, si je le prolonge, je peux dire : « Mais quel que soit le domaine auquel je m’intéresse, je peux le faire. » Il y a douze millions d’ouvrages à la Bibliothèque Nationale depuis que François Ier a institué le dépôt obligatoire en 1538. En langue française. Si je suis passionné de livre, si je lis un livre par jour, c’est 30 000 jours une vie de quatre-vingt-un ans. Donc, c’est un quatre-centième de ce fonds-là. Si je suis passionné de musique, je peux me faire la même remarque. Si je suis passionné de voyage, voilà. Si je suis passionné pour rencontrer des amis : oui mais nous sommes sept milliards sur Terre et ces sept milliards d’êtres humains, en tant que représentants d’une commune humanité, sont tous intéressants à voir. Comme le dit Giraudoux dans L’Apollon de Bellac : « Tout homme est beau à voir dès que dans le regard je sais discerner sa beauté. » Oui mais je ne vais en connaître que quelques-uns de tous ces gens formidables, merveilleux.

Alors vous voyez que ce que je suis en train de constater, ce qu’exprime le manque de temps, c’est que la quantité de choses intéressantes à faire sur cette Terre est par nature infinie et la quantité de temps dont je dispose est par nature finie. Donc je compare un fini à un infini et là, évidemment, il  n’y a pas coïncidence. Bon.

Alors pourquoi je dis que c’est une trahison ? D’abord c’est une banalité. C’est vrai, c’est objectivement vrai, ce que je dis là. Mais c’est une trahison d’arrêter sa quête sur le temps à ce constat-là parce que c’est infiniment banal mais surtout parce que je suis en train de trahir la vie que je vis au nom de toutes les vies que je ne vis pas. Alors je peux imaginer, nous sommes tous à imaginer qu’à chaque moment nous ferions mieux d’être ailleurs à faire autre chose et quand nous pensons à notre vie, nous pouvons tous imaginer que nous aurions eu une vie, plein d’autres vies, probablement plus passionnantes. C’est possible. Mais ces pensées-là sont des pensées qui concernent toutes les vies que je ne vis pas. Or bien vivre sa vie, c’est bien vivre la vie que je vis, pas toutes vies que je ne vis pas. Un jour, après quelques années de mariage, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, un soir ma femme rentre, elle s’assied dans la cuisine, elle me regarde et elle me dit : « Toi mon coco, maintenant tu vas te dire que tu as épousé celle-là avec ces seins-là et pas la même avec de plus gros seins. » Et effectivement, c’était une façon de dire : « Occupe-toi de réussir la vie que tu vis, pas toutes celles que tu pourrais imaginer. »

Alors ça crée des situations… Un jour… J’ai une associé assez BCBG et un jour elle me dit : « Ah Bruno, mon mari voudrait faire ta connaissance. Je vais t’inviter à dîner avec ta femme. » Très bien. Je dis : « Bon, très bien. » Et puis elle me regarde avec un petit sourire et elle me dit : « Tu sais, si tu étais bien élevé, tu me dirais que tu as très envie de connaître mon mari. » Alors pour la titiller je lui dis : « Eh bien justement, je ne te le dis pas. » Alors je la vois qui se décompose : « Quoi, comment, tu n’as pas envie de connaître mon mari ? Qu’est-ce qui se passe ? ». Je lui dis : « Non, je n’ai pas envie de connaître ton mari puisque je ne le connais pas. Pourquoi devrais-je m’encombrer ma vie présente avec ce manque. Il ne me manque pas. Puisque je ne le connais pas. Mais par contre, ce que je peux te garantir, c’est que quand je viendrai chez toi dîner pour faire la connaissance de ton mari, pendant ce dîner-là, je ne serai occupé que de cela et je ne serai pas en train de penser que je ferais mieux d’être ailleurs. » Je serai présent au présent pour reprendre l’idée de saint Augustin.

Donc ça me frappe que beaucoup d’hommes modernes arrêtent leur considération sur le temps à cette simple trahison. Non pas parce qu’elle est fausse mais parce que pour moi elle ne conduit à rien. Alors on verra qu’il y a des raisons qui sont liées au monde moderne.

Deuxième paradoxe sur le temps : c’est le paradoxe de l’ennui. Alors vous avez remarqué que l’on entend souvent dire que quand on s’ennuie le temps paraît long. Et dès l’adolescence cette idée m’a semblé curieuse parce qu’en général nous vivons pour fuir l’ennui. Donc si l’ennui est le moyen de faire paraître le temps long et que nous fuyons l’ennui, ça veut dire que nous sommes pressés de mourir. Mais si nous sommes pressés de mourir, il y a des moyens plus efficaces que de fuir l’ennui. Donc il y a un paradoxe. Pourquoi les hommes disent que l’ennui fait paraître le temps long et ont-ils tendance à fuir l’ennui ? Si l’ennui fait paraître le temps long, ne devrait-on pas considérer que l’ennui est la plus précieuse des choses ? Ce qui finalement va donner beaucoup de contenu à mon temps ou de durée avant que la mort ne me saisisse ? Alors m’étant posé cette question, je me suis dis : « Au fond, est-ce que c’est vrai ? » C’est une vision d’ingénieur puisque je suis de formation – ou de déformation – ingénieur électronicien. Enfin je vous rassure, ça c’est passé il y a longtemps, donc il y a prescription. Sauf naturellement si vous considérez que c’est un crime contre l’humanité imprescriptible, ce qui ne me semble pas totalement prouvé.

Alors, parvenu à ce point du paradoxe de l’ennui, je me dis : « Est-ce que c’est vrai ? ». Et j’ai cherché des expériences. Alors première expérience sur l’ennui. Ce que l’on appelle ennui dans notre société, c’est un flux d’information anormalement faible.

Première expérience sur l’ennui, on est en 1962, Michel Siffre est le premier spéléologue à faire ce que l’on appelle les expériences hors du temps. Donc il va dans un grotte pendant deux mois et il est convenu qu’au bout de deux mois on vient le chercher. Et dans sa grotte il a un lit de camp, il a quelques bouquins et un tourne-disque. Et il ne rencontre personne. Donc, par rapport au flux d’information habituel d’une vie normale, même en 1962, c’est une situation objective d’ennui. Et il s’ennuie. La question qu’on va se poser c’est : au bout de deux mois quand on vient le chercher, il avait l’impression qu’il s’était passé combien de temps ? Eh bien si l’ennui fait paraître le temps long, ça a dû lui sembler six mois, un an, etc. Quand on est venu le chercher au bout de deux mois, il pensait qu’il s’était écoulé trois semaines. Je vous cite cette expérience parce qu’elle a été constante. Toutes les personnes en isolement temporel ont une sensation du temps qui est entre le tiers et le quart du temps réel. C’est-à-dire qu’ils confondent les mois et les semaines. En résumé. Ils prennent les mois pour des semaines. Donc cette expérience nous indique que l’ennui fait paraître le temps court.

Autre expérience il y a une vingtaine d’années. Deux ingénieurs français sont arrêtés en Bulgarie, par la police Bulgare, et enfermé dans une cave. Malheureusement les policiers bulgares qui les ont enfermés les ont oubliés. Et ils passent dix jours dans le noir. Flux d’information faible. Ennui. Avant qu’on les retrouve au bout de dix jours, ils pensaient qu’il s’était écoulé deux jours. Mais mieux, ils avaient vieilli physiologiquement de deux jours. C’est-à-dire qu’ils avaient une barbe de deux jours et une faim de deux jours. Pas de dix. Ce qui est plus étonnant.

Ce qui nous conduit à la troisième expérience encore plus étonnante qui se passe le 18 septembre 1985 à Mexico. Tremblement de terre. Une maternité s’effondre. Et on commence à rechercher des enfants. Donc dans une maternité il y a des enfants qui ont entre zéro et sept jours comme vous savez. Ces petites bêtes c’est très vorace et ça doit être nourri toutes les deux heures comme vous savez aussi. Beaucoup d’enfants ont survécu puisqu’ils sont de petite taille. Et au bout de deux jours les pompiers disent aux médecins : « Est-ce qu’un enfant peut survivre plus de deux jours sans être nourri ? » Alors les médecins mexicains n’ont pas pour passe-temps favori d’affamer des enfants pour répondre à cette question. Et donc, ils ne savent pas.

Le dernier enfant trouvé vivant à Mexico a été sorti douze jours après. Ce qui est considéré comme un mystère médical absolu. Tous les calculs disaient : quatre jours, cinq jours, impossible que ce soit plus. Et de nombreux enfants ont été sortis de six à douze jours après le tremblement de terre. Mais on s’est aperçu que pour survivre, ils s’étaient mis dans un processus particulier. En état d’hibernation en fait, c’est-à-dire qu’ils avaient abaissé la température de leur corps à trente degrés et ils s’étaient mis en hibernation. Ce qui nous montre bien que les flux d’information auxquels nous sommes soumis changent notre perception du temps, premièrement. Ça nous le savons. Mais changent même notre physiologie du temps.

Et dernière expérience, là je vous la cite pour mémoire, l’an dernier en Suède, on a retrouvé dans une voiture un homme qui était sous un congère depuis deux mois. Par zéro degré. Donc il est resté deux mois dans sa voiture par zéro degré sans manger ni boire. Et il était vivant. Alors que les grévistes de la faim de l’IRA qui étaient des jeunes hommes en pleine forme, ils ont survécu deux mois sans manger et boire. Mais au bout de deux mois, ils sont morts. Alors qu’ils n’étaient pas par zéro degré, donc ils avaient une consommation d’énergie moindre. Lui il a survécu deux mois, mais en position, pareil, d’hibernation.

Donc, au fond, l’ennui ne fait pas paraître le temps court et c’est une chose que nous disons. Mais nous le disons d’autant plus que nous ne savons rien de l’ennui. Puisque notre vie consiste à fuir l’ennui et que nous avons tous les moyens de fuir l’ennui. Ben oui, c’est le mois de novembre, c’est dimanche après-midi, je suis chez moi, il pleut. Qu’est-ce que je vais faire ? J’allume la télé ou j’appelle un copain, ou je sors ou j’ouvre un livre. Enfin j’ai mille possibilités de fuir l’ennui. Donc je ne vais pas vraiment entrer dans l’ennui comme l’ont fait les personnes des expériences que je vous ai citées.

Alors ce qui m’intéresse dans cette affaire-là, ce n’est pas de développer la question de l’ennui. C’est de montrer que nous vivons avec deux temps, le temps mesuré et le temps ressenti. Ça nous le savons. Que pour le temps mesuré nous utilisons la racine grecque chronos et pour le temps ressenti nous utilisons la racine grecque tempus. Mais que ce qui structure notre temps ressenti, le contenu de notre temps – et c’est celui-là le temps de la vie – le temps mesuré ce n’est que le temps social pour se retrouver. Mais le temps de la vie, c’est bien le contenu de mon temps. Le temps mesuré, lui, est complètement structuré par mon rapport à l’information. Ce qui donne du contenu à mon temps, c’est l’information. Donc ennui : faible flux d’information. Le temps n’a pas de contenu, donc j’ai l’impression qu’il passe vite.

Un jour je vais au marché, j’achète un poulet et je dis à la marchande : « Combien de temps il faut le faire cuire ? » Elle me dit : « Une bonne heure. » Je lui dis : « Mais qu’est-ce qu’une bonne heure ? Toutes les heures sont bonnes à vivre. » Alors elle me regarde un peu étonnée et elle me dit : « Eh bien, une bonne heure, c’est une heure et dix petites minutes. » Je lui dis : « Ah bon, parce que selon vous, il y a des minutes plus petites que d’autres ? » Donc là, elle a sans doute pensé : « C’est mon jour de chance, il y a un emmerdeur sur le marché et il est pour moi. » Mais vous voyez, c’est simplement que l’on peut faire jouer les deux représentations du temps. Mais retenez cela, ce qui structure notre temps, c’est l’information.

Et là, voyez-vous, il y a une grande nouveauté. Ce qui nous ramène d’ailleurs au pourquoi le manque de temps est une expression moderne et pas une expression au xixe siècle, ou du Moyen Âge ou de la Renaissance. C’est que nous sommes une génération qui vit une révolution de l’information. Pourquoi ? Parce qu’on peut dire que les canaux d’information ont été multipliés pas cent, mille, ce que vous voulez. Mais de toute façon, nous sommes tout proche d’une société où nous aurons au bout de notre clavier toute la création humaine. C’est-à-dire que bientôt toute la Bibliothèque Nationale sera numérisée et disponible sur Galica. Nous pourrons acheter, télécharger tous les films, par Google earth voir tous les points de la Terre, avoir accès à toute la création du monde. Alors on n’en est pas tout à fait là mais on va vers une information infinie. En tout cas nous recevons infiniment plus d’informations que les générations qui nous ont précédés. Et donc ça structure différemment notre temps. Toutes les générations qui nous ont précédés avaient par rapport à l’information un problème d’accès. Et nous, nous avons un problème de tri. Et je le vois dans le rapport avec mes enfants, quand je télécharge un film pour le mettre sur un DVD, ça fait rire mes enfants. Ils me disent : « Pourquoi tu fais ça ? Tu es comme l’écureuil avec les noisettes ? Tu as peur de manquer de films ? » En fait non, ce qui est important c’est l’accès. Je sais où je peux le trouver, je n’ai pas besoin de le stocker chez moi. Vous voyez. On est encore… Je sens des réflexes liés à ma génération d’écureuil qui cherche à stocker de l’information, à la bibliothèque, etc. Alors que la question ne se pose plus à partir du moment où l’accès est infini.

Donc, ceci va restructurer notre temps et voyez-vous, là, il y a un vrai, vrai, vrai problème. Une vraie nouveauté. Alors, c’est quoi ? C’est que l’information me renvoie à deux conceptions différentes. Première conception, plus je sais, moins j’ignore. Conception dite du savoir fermé que j’ai représentée à gauche, là. Deuxième conception, plus je sais, plus j’ignore. C’est-à-dire que le savoir me sert à aller davantage dans la prise de conscience de mon ignorance. Si plus je sais moins j’ignore – savoir fermé – il est clair que ce qui se passe dans le monde m’apportera de moins en moins d’information. Donc que le monde donnera de moins en moins de contenu à mon temps. Donc que j’aurai l’impression que le temps m’échappe et qu’il passe de plus en plus vite. Si je me dis que plus je sais, plus je prends conscience de mon ignorance, ça veut dire que plus j’avance dans la vie plus je prends conscience du monde autour de moi et du coup du contenu qu’il peut donner à mon temps. Donc j’ai un temps qui va s’enrichir.

Alors Platon a écrit un dialogue qui s’intitule Le Ménon, dans lequel il nous parle de la maïeutique. Socrate veut faire trouver à un jeune homme comment on double la surface d’un carré. Donc Socrate dessine un carré sur le sable et puis il interroge le jeune homme. Comment dessiner un carré de surface double ? Avec la tranquille assurance des ignorants, le jeune homme lui dit : « Eh bien, il suffit de doubler le côté. » Donc de questions en questions, Socrate lui fait comprendre qu’en doublant le côté, je multiplie la surface par quatre. Puis de questions en questions il lui fait comprendre que si je construis un carré à partir de la diagonale du carré initial, je vais effectivement doubler la surface. Très bien, jusqu’ici tout va bien comme on dit en passant devant le cinquième étage. La suite, c’est que Socrate continue à cuisiner ce jeune homme sur la géométrie. Et là, le jeune homme s’énerve et lui dit : « Mais par Zeus, Socrate, je n’en sais rien. » « Par Zeus », ça veut dire « nom de Dieu ». Il n’est pas content. Pourquoi ? Parce que qu’est-ce qu’il est en train de dire ? Tu m’as appris un théorème de géométrie donc une information. Mais comme j’ignore tout de la géométrie, ce théorème-là ne se relie à rien. Et vous voyez là apparaître une idée nouvelle, c’est que ce qui donne sens à l’information, ce n’est pas l’information elle-même, c’est ce à quoi elle se relie dans mon esprit. Autrement dit, c’est le fait de m’être intéressé au domaine lui-même. Plus j’apprends de géométrie, plus un nouveau théorème de géométrie prendra sens. Tandis que si je n’ai jamais fait de géométrie de ma vie, qu’est-ce que ça veut dire pour moi comment on double la surface d’un carré ? Plus je connais le rugby, plus j’ai consacré de temps au rugby, plus un match de rugby donnera de contenu à mon temps. Je serai capable de décrypter les stratégies. Par contre, si je ne me suis jamais intéressé au rugby, il se passe quand je regarde un match de rugby à la maison – parce que je suis passionné de rugby – je suis là, je décrypte les stratégies. Et puis évidemment ma femme vient s’asseoir à côté de moi et elle me dit : « Mais si on leur donnait un ballon à chacun, ils arrêteraient de se battre, en fait. » Et puis si elle veut que j’éteigne la télé, elle me dit : « Oh, celui-là, comme il est beau ! ». Bon, mais c’est un autre sujet.

Donc là vous commencez à comprendre qu’un domaine ne peut donner du contenu à mon temps que si moi j’ai donné du temps à ce domaine. Et là vous commencez à comprendre le piège dans lequel nous enferment potentiellement les outils de communications. C’est qu’ils nous envoient de plus en plus d’informations hors contexte. Qui risquent pour nous de ne se relier à rien. D’accord, j’écoute France-Info et j’apprends qu’il y a eu un coup d’état dans un pays d’Afrique. Ah bon, je ne savais pas que ce pays existait. OK, j’ai eu une information. Mais cette information ne donne pas de contenu à mon temps car elle n’a pas de sens car pour moi elle ne se relie à rien car elle tombe dans un domaine où je n’ai pas de conscience de mon ignorance. J’ignore tout de la politique de ce pays africain. Donc cela ne me dit rien.

Alors quelle est la réaction de l’homme moderne ? Elle est de se dire : « Ouh là là, j’ai beaucoup d’informations, elles ne se relient à rien, je ne sais pas quel sens ça a, donc je vais aller plus vite. » Vous voyez le piège. Donc ça, c’est le même raisonnement que le hamster dans sa roue qui dit : « La roue tourne vite, il faut que j’accélère. » Vous voyez. C’est-à-dire que je ne me rends pas compte que je suis moi-même la cause de cette sensation de vitesse. D’accord ? Et je me dis, plus d’information, il faut que je la traite plus vite. Si je la traite plus vite, je la traite de plus en plus hors contexte, elle n’a plus de sens pour moi, elle ne donne pas de contenu à mon temps. Donc j’ai l’impression, effectivement, d’une perte de temps.

Alors, je voudrais revenir sur cette question de sens. Car en philosophie, on dit qu’il y a deux accès au sens. Il y a le sens médiat et le sens immédiat. Alors c’est quoi le sens immédiat ? Médiat, ça veut dire par un médiateur et immédiat, ça veut dire sans médiateur. C’est quoi le sens immédiat ? Ce sont des choses qui font sens pour nous sans que l’on ait besoin de passer par les concepts. Et l’idée qui donne sens de façon immédiate dans nos vies, ça s’appelle l’amour. Un enfant de trois ans n’a pas lu De l’Amour de Stendhal. Mais il sait que le lien d’amour qui le relie à sa mère – enfin il ne le sait pas mais il le vit – donne sens à sa vie. Et voyez-vous, dans nos vies, nous agissons bien ainsi. C’est-à-dire, supposez que vous allez au mariage d’un copain. Et il vous la joue mariage en blanc, sortie de l’église, tout le bastringue, etc. Et donc vous allez le féliciter, lui et la fille, et donc vous lui dites tous les propos d’usage : « Ah comme je suis heureux pour toi, ta femme a l’air tellement charmante, tous mes vœux de bonheur, patati, patata. » Bon. Et supposez qu’il vous réponde : « Oui mais ce mariage, ça va me poser un problème de temps, de gestion du temps. » Alors c’est comme l’histoire du comptable, du consultant, comme vous voulez. Oui vous connaissez l’histoire de l’hélicoptère ? C’est un type qui est dans un hélicoptère, il tombe en panne, il se pose, il ouvre la porte. Il ne sait pas où il est. Il voit passer un monsieur, il lui dit : « Où suis-je ? » Le type lui dit : « Vous êtes dans un hélicoptère. » Il lui dit : « Mais vous, vous êtes comptable ? » Enfin, ou consultant, vous adaptez, etc. Et il lui dit : « Oui, comment vous le savez ? – Eh bien vous dites des choses totalement exactes et parfaitement inutiles. » Bon, eh bien là c’est un peu pareil. Si je dis : « Ça va me poser un problème de gestion du temps », c’est totalement exact – c’est même pour cela que je me marie – et c’est totalement à côté de la plaque. C’est-à-dire qu’il va de soi que dans ma relation à l’autre, s’il y a cette notion d’amour qui donne sens de façon immédiate, c’est parce que je donne du temps que cette relation donne du contenu à mon temps. Quand je m’occupe de mes enfants, je sais bien que pendant que je m’occupe de mes enfants, je ne fais pas mon travail. Mais je ne me plains pas de dire : « Ah, je n’ai pas pu faire mon travail parce que je me suis occupé de mes enfants. » Oui bien alors si je dis : « Ah, je ne vais pas m’occuper de mes enfants parce que c’est quand même plus important de faire mon travail, et ceci en toutes circonstances », c’est qu’il y a quelque chose du sens de la vie qui m’a complètement échappé.

Bon, dès qu’il y a accès immédiatement au sens, je ne me plains plus de manquer de temps. Bien que je sache que pendant ce temps qui a du sens, je ne fasse pas mille et une autres choses tout à fait passionnantes. Ce qui veut dire que quelqu’un qui vous dit qu’il manque de temps vous dit toujours implicitement qu’il ne voit pas le sens de ce à quoi il consacre du temps. Et c’est bien normal si nous sommes percutés en permanence par des informations qui ne font pas sens.

Alors parvenus à ce point, nous sommes donc parvenus à la situation que décrit Woody Allen : « J’ai lu Guerre et Paix en vingt minutes. Ça parle de la Russie. » Ce qui est finement observé. Oui, évidemment, pourquoi c’est une joke. Parce que nous sommes tous conscients que si Tolstoï qui était un pur génie a donné 1 550 pages à Guerre et Paix dans l’édition française, c’est qu’il n’en fallait ni 1549, ni 1551 pour nous faire entendre le sens qu’il veut nous faire entendre. Donc ce que dit la phrase, c’est que  Woody Allen a perdu vingt minutes. Et notre vie autour de l’information se structure pour nous faire perdre des sessions de deux minutes, de cinq minutes, de vingt minutes puisque nous voulons souvent répondre aux problèmes d’information en faisant les choses vite. Je passe sur la petite citation de Jean Cocteau sur l’amour.

Alors, qu’est-ce que, en conclusion, je veux dire de cela ? D’abord quelques points assez importants pour être bien sûr de se planter. Donc, voilà mes sept conseils si vous voulez être bien sûr de bien rater votre temps. Premièrement, plaignez-vous de manquer de temps. Deuxièmement, considérez que la façon dont vous vivez dans le temps ne dépend absolument pas de vous. Ce qu’on va compenser d’ailleurs en parlant de maîtrise du temps. Ça c’est ce que Christian Monjou appelle l’hypertrophie de la forme face à l’hypotrophie du fond. On parle de maîtrise du temps, ce qui est absurde. Tout le monde sait bien que le temps n’a pas de maître. On parle de gestion du temps, ce qui est absurde puisqu’on ne gère que ce qu’on stocke. Et on parle de gagner du temps, ce qui est aussi absurde. Donc vous voyez que maîtriser le temps, gérer le temps, gagner du temps sont des transpositions de l’univers économique à l’univers du temps. C’est-à-dire que je peux gagner de l’argent, perdre de l’argent, économiser de l’argent. Parce que l’argent se stocke. Et le temps ne se stocke pas. Donc la transposition est indue.

Bon. Faites tout vite. Vous savez ces gens qui vous reçoivent. Ils ont une demi-heure, il ne faut pas que ça déborde. Vous, vous avez un truc important à dire mais ça vous glace, alors vous n’allez pas leur dire ce qui est important. Donc vous allez leur faire perdre une demi-heure. J’ai souvent constaté que les gens qui veulent faire les choses vite, je leur fais perdre du temps. Parce qu’il y a des choses qui ne peuvent pas sortir vite.

Soyez pressé et stressé avec les autres, bien sûr. Comme ça vous êtes sûr qu’ils n’arriveront pas à entrer dans la situation. Donc ils ne mettront pas le bon contenu dans le temps. Cherchez toujours à gagner du temps. Considérez que vous n’avez pas de leçon à recevoir. Non mais quand même, on ne va pas se… Et puis ne pensez jamais au présent, ne pensez qu’à l’avenir et au passé.

Alors, pour conclure, puisque c’était le titre : les trois secrets du temps. Au fond, je vais faire appel à trois notions. Première idée : courage. Posez-vous la question : est-ce que finalement la façon dont je vis le contenu de mon temps dépend de moi ou pas ? Est-ce que c’est ma responsabilité ou pas ? Je vous ai dit que ce qui donne le contenu du temps c’est l’information, c’est mon rapport à l’information. Et mon rapport à l’information, je pense qu’il dépend de moi. Donc personnellement, je n’ai pas le temps de lire des livres courts. Je n’ai pas le temps de faire les choses vite. Je n’ai pas le temps de lire des articles courts. Je lis beaucoup de presse économique. Je me suis aperçu que dans la presse économique, les articles courts, comme ils étaient courts, disaient toujours la même chose. Donc ils ne m’apprennent rien, donc ils me font perdre du temps. Donc systématiquement, je ne lis pas les articles courts.

Donc, humilité, il faut cultiver l’ignorance. Ce qui est important dans le savoir, ce n’est pas le savoir, c’est l’ignorance. Un jour, j’étais parti en week-end au printemps, au mois de mars. Et quand je reviens, le dimanche soir, j’ouvre la porte de mon jardin. J’ai vingt mètres à faire pour être dans ma maison. Je connais mon jardin. Je n’ai pas d’ignorance. Donc ce temps, certes il sera bref, il n’aura pas de contenu. Et à ce moment-là, j’ai un de mes fils qui a six ans, qui me prend par la main et qui me dit : « Papa, viens voir, j’ai un truc à te monter. » Il m’amène dans un coin du jardin et il me dit : « Tu vois cette fleur ? – Ben, je dis, Oui. » Il me dit : « Hier matin, quand on est partis, elle n’était pas comme ça. » Et il me décrit comment la fleur s’est ouverte pendant le week-end. Et puis il m’emmène à un autre endroit et il me dit : « Tu vois ça, ce n’était pas comme ça », etc. Et en fait, qu’est-ce qu’il m’explique ? Il m’explique que traverser le jardin au mois de mars, c’est la fête du printemps. Et puis il m’explique : « T’es quand même qu’un vieux con parce que tu n’as pas d’ignorance parce que tu écris des livres sur le temps, tu fais des conférences sur le temps mais tu ne penses même pas à regarder ton jardin. Tu as été élevé à la campagne mais tu as oublié qu’au mois de mars c’est le printemps. Il y a vingt ans que tu n’as pas vu le printemps. » Vous voyez ? Et ce regard de l’enfant vous replonge dans l’ignorance qui ouvre sur la fête du présent. Ça c’est l’humilité. Ce qui est important, ce n’est pas de me gonfler d’orgueil sur mon savoir, c’est comment ce que je sais m’ouvre sur l’ignorance. C’est une réflexion qu’on me fait souvent dans les entreprises : « Ah oui, le patron, il faut d’abord qu’il ouvre son champ de conscience à ce qu’il ne sait pas pour qu’on commence à travailler. » J’ai eu cette réflexion hier, un type qui me parlait de son patron. Il me dit : « Non, ça je ne peux pas lui dire, etc., il n’a pas encore ouvert. Il pense trop qu’il sait, pour l’instant. »

Et oui, dernier point, ce qui permet de développer l’ignorance, c’est tout ce que je sais sur un domaine et qui fait que ce que je vais apprendre sur ce domaine prendra du contenu. Autrement dit, vis-à-vis de l’information, comme vis-à-vis des autres, des gens qu’on aime, il faut donner du temps pour en avoir. Ce qui va évidemment à l’inverse de tous les préceptes de l’économie. Et ce que je dis là paraît une absurdité. Et pourtant dans notre vie personnelle, c’est une évidence. Je sais bien que c’est parce que je donne du temps à ceux que j’aime que ceux que j’aime enrichissent mon temps.

Je vous raconte une petite histoire qui m’a semblé tragique. Un jour, j’étais au bar du TGV et il y a un monsieur qui vient m’aborder et qui me dit : « Je vois ai entendu en conférence, etc. ». Ce n’était pas sur le temps, d’ailleurs. Très bien. Et puis il le dit : « Il y a un truc qu’il faut que je vous raconte, il m’est arrivé un truc incroyable. » Il voulait me le raconter. Je lui dis : « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? – Voilà, moi j’ai bossé comme un fou. On était à Lyon, je voulais y arriver, etc. Et un jour, mon patron me dit :  » Voilà, j’ai acheté une entreprise à Nantes, et je vous ai choisi pour la diriger.  » Et je me suis dis, ça y est, j’ai gagné, vingt ans de labeur, etc., et j’ai obtenu ce que je voulais. Et je rentre chez moi et je dis à ma femme :  » Dans un mois, on va vivre à Nantes.  » Elle me dit :  » Non, tu vas vivre à Nantes et ça tombe très bien parce que je voulais te dire qu’il y a un monsieur qui va venir s’installer dans cette maison avec moi. Mais c’est bien pour toi.  » » OK. Donc le type part à Nantes, il se retrouve dans sa petite chambre avec sa plaque chauffante, enfin vous voyez l’ambiance. Et il se dit : « Bon, j’ai raté mon mariage, il ne faut pas que je rate mes enfants. Donc j’ai un fils qui a dix-sept ans, il faut que je m’en occupe. » Le week-end suivant, il prend sa voiture, le vendredi soir, et il part de Lyon. Il arrive le samedi matin, il voit son fils qui a dix-sept ans. Il lui dit : « Écoute je suis venu de Nantes en voiture cette nuit pour passer le week-end avec toi. » Et le fils lui dit : « Oui mais là j’ai un week-end avec les copains, il faut que j’y aille. Allez, salut papa. » Vous voyez, il faut donner du temps pour en avoir. Là, le temps n’avait pas été donné et il ne recevait rien.

Je vous souhaite beaucoup de succès dans votre vie avec le temps.

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