Interlude euclidien

 

 

Interlude euclidien

 

 

EuclideLa scène se passe la nuit à Alexandrie, dans une pièce peinte à la chaux et éclairée par une bougie. Un homme en toge écrit à la plume sur un parchemin.

EUCLIDE, dans sa barbe

Nom d’une pipe. On va encore dire que je le fais exprès mais j’ai trouvé. Il est malvenu de citer le camarade Archimède mais pas de doute, Eurêka. Oui Eurêka. Toute la géométrie peut se fonder sur cinq demandes. Ça mériterait bien un bon bain et une bonne course dans Syracuse, ça. Il faudra que j’y songe. (Il se remet à écrire sur son parchemin, heureux, il se sert une rasade de vin). C’est tout de même fort. Y’a pas à dire.

Entre un jeune homme petit, pâle et maigre, habillé de façon moderne. Tel un Raskolnikov en goguette, il tient un grand couteau de boucher dans sa main droite.

GÖDEL, timide

Je suis bien chez monsieur Euclide.

EUCLIDE

Soi-même.

GÖDEL

Vous êtes bien sur le point de découvrir que…

EUCLIDE

Que toute la géométrie se ramène à cinq demandes. Ça y est. (Il montre son parchemin). C’est écrit. C’est une affaire dont on ne parlera plus.

GÖDEL, il sourit

Ah, j’arrive un peu tard. Vous savez que vous devez périr par le fer.

EUCLIDE

Que me chantez-vous là ? Venez plutôt voir. C’est extraordinaire de simplicité. Sidérant.

Gödel s’approche et lève son couteau. Entre Le Théorème.

LE THÉORÈME

Malheureux. Qu’allez-vous faire ?

GÖDEL, surpris

Moi ? Tuer Euclide.

LE THÉORÈME

Et que vais-je devenir, moi ? On peut le savoir. Hein ?

GÖDEL

Écoutez, moi je ne discute pas avec les théorèmes. Je suis un mathématicien qui travaille sur les fondements des mathématiques, sur la logique, ces choses-là. Alors vous comprenez que les théorèmes, pour moi, ce n’est que du menu fretin, de la valetaille commune. Non, moi je prends langue avec les axiomes.

LE THÉORÈME

Mais vous ne voudriez pas que je sois votre théorème ? Je trouve que ça sonne pas mal « Le Théorème de Gödel ».

GÖDEL, il rigole

Pour être « Le Théorème de Gödel », il faudrait être vraiment beaucoup plus costaud que vous. Baraqué comme un super axiome. Comme si le premier théorème venu pouvait faire office de Théorème de Gödel ! Mais allez donc vous faire voir chez les Grecs. Le Théorème de Gödel sera un théorème sur les axiomes. Un théorème libéré des axiomes. Allez rentrez chez vous, ça vaudra mieux.

Le Théorème s’en va, vexé.

EUCLIDE

Jeune homme, on ne traite pas ainsi un théorème. Je sais bien qu’il y en a des beaux et des moches. Mais un minimum de courtoisie s’il vous plaît. Un théorème reste toujours un théorème.

GÖDEL, un peu énervé

On ne va pas polémiquer là dessus. On n’en sortirait pas. Passons aux choses sérieuses.

EUCLIDE

Mais je suis très sérieux…

Entre L’Axiome.

EUCLIDE

Cher ami. Comme je suis heureux de vous voir. Vous m’avez manqué.

L’AXIOME, lugubre, à l’oreille d’Euclide, désignant Gödel

Je n’aime pas ce type.

GÖDEL, désignant L’Axiome

Qui c’est celui-là encore ?

L’AXIOME

Vous ne me reconnaissez pas ?

GÖDEL

Non.

L’AXIOME

Je suis L’Axiome.

GÖDEL, méprisant

Vous êtes un axiome.

EUCLIDE, essayant d’arranger les choses

Attention cher ami, les axiomes sont rares et susceptibles, chacun est unique et éternel. Moi-même, avec seulement cinq axiomes, j’embrasse l’ensemble de la géométrie, tous les théorèmes.

GÖDEL

Et on peut savoir sur quoi se fonde cette affirmation ?

 

EUCLIDE, se tournant vers L’Axiome

Pas commode le client. (Puis se tournant vers Gödel, un peu troublé). Eh bien j’ai remarqué que tous les théorèmes connus… et alors…

GÖDEL

Les théorèmes connus ! Vous me faites rire. Qu’est-ce que ça prouve, les théorèmes connus ? De toute façon, cette discussion est très prématurée. Passons aux actes. (Il lève son couteau).

L’AXIOME

Malheureux. Que faites-vous ?

Gödel le regarde surpris.

L’AXIOME

C’est à ce sujet que je suis venu. C’est la logique que vous allez tuer.

GÖDEL

Elle est bien bonne. D’abord que savez-vous de la logique ?

 

L’AXIOME

Moi ?

GÖDEL

Oui, vous.

L’AXIOME

Mais rien. Je suis la logique. Ce que je suis, je ne le sais pas et ce que je sais, je ne le suis pas.

GÖDEL, abasourdi

Ah bon.

L’AXIOME

C’est logique.

EUCLIDE, qui suit ces échanges avec étonnement

Vous voulez en venir où ?

L’AXIOME

Bon d’accord, Euclide a dit des choses approximatives. Mais il mérite notre indulgence.

GÖDEL

En ce qui concerne les vérités éternelles, rien d’approximatif n’est tolérable.

L’AXIOME

La vérité est une chose, sa mise à jour une autre. Moi, il m’arrive de me promener dans la rue sans que personne ne s’aperçoive que je suis intrinsèquement vrai.

GÖDEL, hausse les épaules

Mais vous ne l’êtes pas. Et on ne peut pas s’apercevoir de ce qui n’est pas. C’est logique.

L’AXIOME

De toute façon, sans Euclide, Gödel ne serait rien. Vous m’avez déjà assassiné, ça suffit.

Gödel se précipite sur Euclide, lui plante son couteau en plein cœur et tombe, transpercé par le couteau.

EUCLIDE, contemplant le cadavre de Gödel, éberlué

Il faut que je me remette au travail. Je n’ai peut-être pas tout compris.

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